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Toutes dernières questions aux intellectuels
1Dans ce petit livre attachant, Daniel Lindenberg revient sur bien des dossiers qu’il eut souvent l’occasion d’ouvrir tout au long de sa vie de chercheur. À sa manière, toujours singulière, à bonne distance du style académique, il fut un pionnier pour des pans entiers de l’histoire des intellectuels à la française. À celle-ci, il donna les couleurs d’une histoire des idées enlevée, curieuse de découvrir les oubliés ou les mésinterprétés et prompte à établir de fulgurantes connections enjambant les temps et se riant des frontières. Tous les livres de Lindenberg fourmillent de personnages qui sont ses familiers, au point d’ailleurs que le lecteur souffre parfois un peu de s’introduire dans des échanges si personnels.
2À la fin des années 1970, Daniel Lindenberg fut, avec Pierre-André Meyer, le judicieux redécouvreur de Lucien Herr. Le retour sur le devant de la scène de l’austère et discret bibliothécaire de la rue d’Ulm, présenté par l’éditeur, non sans quelque souci commercial, comme « l’inspirateur de Blum et de Jaurès », tombait alors à pic. Dans la deuxième moitié des années 1970, nombreux étaient ceux qui, à l’instar de Lindenberg, venus du communisme ou de l’extrême-gauche, orphelins d’une sainte famille que la mauvaise réputation de l’URSS avait fini par atteindre, cherchait (déjà ou encore) à refonder la gauche sur des bases théoriques plus saines et indemnes de toute compromission totalitaire.
3La haute figure de Herr et, dans son ombre, le profil de ces intellectuels qu’il contribua à encourager vers le socialisme – à commencer par l’ami très cher Charles Andler – répondaient parfaitement à cet objectif consonant au moins autant avec une volonté politique qu’avec une préoccupation érudite. Lindenberg a toujours su mener les deux de front avec une intelligence sensible au risque de la polémique qu’il n’a jamais fuie et même parfois goûtée. Ce dernier ouvrage l’atteste une nouvelle fois. Non seulement, il revisite Lucien Herr et ses amis, comme ses ennemis, à commencer par le tout aussi inusable qu’inépuisable Péguy, mais il ajoute un ton actuel qui donne du prix à ce nouvel essai sur les intellectuels.
4Non qu’il faille accepter l’idée que, décidément, il n’est rien de nouveau chez ces derniers que l’affaire Dreyfus – toujours elle – a bel et bien baptisés. Mais revenir sur certains d’entre eux, auxquels Lindenberg adjoint, à la lumière de travaux récents, Albert Thibaudet, Georges Canguilhem, Simone Weil ou Claude Lévi-Strauss, alimente les plus brûlantes questions agitant notre monde contemporain. Ainsi en va-t-il de la rencontre manquée – quoi qu’on en ait dit – entre la République et les intellectuels. La première n’eut de relations avec les seconds que sous les espèces du professeur ou du cadre gestionnaire : elle ne sut pas les mobiliser pour se doter d’une définition un tant soit peu consistante, encore moins une âme ou, comme le déploraient certains après Quinet, une spiritualité. L’échec de la réforme religieuse, qu’auraient pu porter ceux qu’on allait bientôt nommer les « clercs », ne trouva pas sa compensation dans la tentative de prolongement de la République que fut le socialisme. Ni ce dernier, ni son rameau communiste, ne parvinrent à armer les consciences. À leur tour, ils se dégradèrent vite en politique. Notre histoire la plus récente est encore là pour en faire la démonstration. Les intellectuels n’y purent rien.
5Ce volet religieux de l’histoire des intellectuels, qu’effleure le dernier chapitre de l’ouvrage, n’est pas le moins stimulant. Mais bien d’autres pages sont tout aussi brillantes. Daniel Lindenberg a le don de ne jamais laisser son lecteur au repos en l’interpellant, parfois même en l’exaspérant, toujours en le contraignant à méditer. Si la question posée par l’ouvrage, reprenant la fameuse formule à Péguy, ne trouve évidemment pas sa réponse, tant elle suppose de malveillance, elle n’en permet pas moins un perspicace tour d’horizon sur ce que l’on pourrait appeler la « question des intellectuels », comme l’on parlait jadis de la « question ouvrière » ou de la « question sociale ».
6On sait la « question intellectuelle » très française et absolument indémodable. Lindenberg en montre les principaux ressorts. Il rappelle les propriétés d’un groupe social incertain, oscillant entre la cléricature et l’aristocratie. Il s’interroge sur ses permanentes métamorphoses, au point qu’on le croit régulièrement évanoui et détruit sous les coups d’une modernité qui ne lui ménage guère d’espace. Il revient sur la haine dont les clercs furent l’objet, agents de décadence nationale ou causes de profondes déceptions nourries par un nombre incalculable de « trahisons », de « compromissions » et d’« abandons ». Lindenberg ne s’institue pas en juge. On n’en perçoit pas moins chez lui, malgré une sévérité non dissimulée pour certains d’entre eux, une infinie tendresse pour « l’insurrection » à laquelle, selon Lucien Herr, poussait toujours la science et dont les intellectuels sont toujours plus ou moins l’incarnation.
7Par les temps qui courent, où l’on a parfois le sentiment que le sommeil de la raison menace les sociétés qui lui ont pourtant donné naissance, un tel message n’est pas inutile. Les batailles de l’esprit sont les seules qu’il convient de respecter parce qu’elles sont toujours riches d’un progrès collectif. À lire Lindenberg, on comprend que l’histoire des intellectuels est sans doute l’une des plus humaines qui soit.
8Daniel Lindenberg, Y a-t-il un parti intellectuel en France ?, Paris, Armand Colin, 2013, 191 p.
9Christophe Prochasson
Lire Richard Hoggart
10Le sociologue britannique Richard Hoggart, connu souvent par son livre La culture du pauvre [1], est décédé en avril dernier. Si la nouvelle a été largement relayée par la presse en Grande-Bretagne, elle est passée presque inaperçue en France. Il faut d’autant plus saluer l’initiative qui a conduit, il y a quelques mois, à la réédition en format poche d’un autre ouvrage d’Hoggart, intitulé en français 33 Newport street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises [2]. Il s’agit là de la première partie de la vaste fresque autobiographique [3] écrite par celui qui fut dans les années 1960 l’un des fondateurs des « cultural studies », l’un des représentants aussi, avec Raymond Williams, Stuart Hall, E. P. Thompson et d’autres, de la « new left » (nouvelle gauche) intellectuelle, et qui exerça également d’importantes responsabilités publiques, en particulier au sein de l’UNESCO.
1133 Newport street, qui raconte l’enfance et la jeunesse d’Hoggart, a été traduit pour la première fois en français en 1991, dans le cadre de la collaboration entre les éditions de l’EHESS, Gallimard et Le Seuil, avec une présentation de Claude Grignon qui fut, en compagnie de Jean-Claude Passeron, l’un des grands introducteurs de Richard Hoggart en France. Si le livre est jusqu’à aujourd’hui moins renommé que La culture du pauvre, qui a été très vite érigé en classique de la sociologie de la culture populaire [4], il est aussi important, peut-être même davantage, tant il perturbe et interroge les catégories et les modes d’analyse qui, en particulier en France, accompagnent souvent l’étude historique ou sociologique des classes populaires. Cette dimension perturbatrice n’apparaît pas toujours immédiatement. 33 Newport street semble d’abord n’être qu’une illustration supplémentaire d’une figure très connue dans la sociologie, comme dans la littérature française, celle du transfuge de classe [5]. Issu de la classe ouvrière, orphelin très jeune, Richard Hoggart est élevé par sa grand-mère et ses tantes dans les faubourgs de Leeds pendant l’entre-deux-guerres. Son livre est le récit de cette enfance populaire, il est aussi celui de son passage, grâce à l’école, dans un autre monde social : en 1936, il accède grâce à une bourse à l’université de Leeds et commence des études de littérature, qui le font, après la guerre, entrer dans la carrière universitaire.
12Il n’y a rien là en apparence que des thèmes très classiques, l’identité ouvrière, la fidélité ou l’infidélité à ses origines, la domination sociale, les traits du boursier et de l’autodidacte ; Hoggart parvient pourtant à en donner une version tout à fait singulière. Il ne met pas en avant une théorie toute armée de la société mais il se livre à la description dense, colorée, attentive aux détails, de toutes ces choses qui apparaissent souvent très peu dans les autobiographies ouvrières militantes : les sons et les odeurs de la rue, le goût du lait concentré, les échappées en vélo dans les rues de Leeds, le refuge dans les bibliothèques et le spectacle des premiers grands magasins. Hoggart mobilise Proust, D.H. Lawrence (l’auteur de L’Amant de Lady Chatterley) aussi bien que des éléments statistiques ou historiques pour atteindre ce que Jean-Claude Passseron a qualifié justement de « romanesque sociologique » [6], un style qui vise bel et bien à la véracité et à la généralité, en prenant au sérieux l’écriture et en usant des ressources les plus variées, pour saisir de la manière la plus fine possible le réel. Ce type de regard n’englobe pas uniquement les structures et les éléments matériels. Hoggart est aussi un très grand et un très rare analyste des émotions, y compris dans leur dimension sociale. Il sait ne pas en réduire la gamme à la honte, et moins encore à la complainte doloriste qu’entonnent souvent ceux qui s’affichent comme des transfuges de classe. 33 Newport street évoque l’instabilité et le sentiment de décalage qui peuvent accompagner le passage d’un monde social à un autre. Mais le livre parle en même temps d’instants de plénitude, de formes d’amours toujours adultérées et pourtant réelles, de ce qui reste en soi, et qui n’est pas toujours honteux ou mélancolique, d’un monde même quand on l’a quitté.
13On voit d’ici les critiques qui peuvent être adressées à un tel ouvrage [7]. Il ne s’agirait là que d’un témoignage aux effets littéraires, qui n’atteindrait pas la rigueur de la sociologie scientifique. Tout cela ne serait-il qu’anecdote, n’aurait-il aucune portée globale, politique, ou pire, ne serait-il qu’une description populiste et nostalgique, insensible aux effets de domination ? On aurait tort de le penser. Sans doute Richard Hoggart n’affiche-t-il pas l’ambition de présenter un grand ouvrage théorique, et il ne revendique pas une conception globale, et encore moins métaphysique, du monde social. Reste qu’il réussit, et ce n’est pas si fréquent, une autobiographie, ou une autoanalyse, non-narcissique. En se prenant lui-même comme objet, il parvient à reconstituer un monde dans sa matérialité, dans sa richesse, et en même temps dans les formes d’aliénation et d’inégalité qui le traversent. Hoggart ne parle pas au nom d’une conception héroïque du prolétariat ; il ne se situe pas non plus dans ce misérabilisme qui se complaît à dépeindre les membres des classes populaires comme des pantins abrutis et damnés par la fatalité sociale. Avec une distance bienveillante, il chercher à comprendre, à restituer. Ce qu’il présente est tour à tour éclairant et cinglant : la politisation à éclipse du monde ouvrier, la dureté de ces vies resserrées où chaque incartade financière peut virer à la catastrophe, l’arrogance d’un contrôleur de train cristallisant en un instant toute la violence et le mépris social dans le système britannique. On est très loin ici des représentations mythiques de la classe ouvrière, qui ont tant marqué, et marquent encore, mais de manière misérabiliste, le paysage intellectuel français ; on est certainement au plus près de ce qui est exigible des sciences sociales. À l’heure où s’effacent les collectifs et où chacun cherche à se bricoler, pour se distinguer ou se consoler, sa propre identité sociale, à l’heure où les origines populaires sont parfois arborées pour en faire commerce, découvrir ou redécouvrir Richard Hoggart peut être salutaire et n’est pas, c’est une litote, dénué d’intérêt.
14Richard Hoggart, 33 Newport street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises (présentation de Claude Grignon, traduit de l’anglais par Christiane et Claude Grignon avec la collaboration de Christopher Todd), Paris, Seuil, coll. « Points », 2013, 384 p.
15Marion Fontaine
Vies parallèles de Charles Péguy
16Pour lever l’embarras qu’induit encore le parcours de Charles Péguy (1873-1914), il fallait, en ce centenaire, qu’un spécialiste l’arrache à la dialectique passionnelle du reniement et de la fidélité. En affirmant que la réflexion péguyste est traversée de « forts infléchissements » allant jusqu’à la « contradictio[n] » (pp. 8-9), Géraldi Leroy ne rompt pas seulement avec ceux qui décèlent dans la double conversion au socialisme puis au catholicisme la continuité mystique ou utopique que Péguy indiquait lui-même ; il se démarque des étiqueteurs qui durcissent l’opposition entre le socialiste dreyfusard, le patriote et le chrétien sans sacrements. Plutôt que d’égrener les étapes d’un réfractaire ou de faire de Péguy le reflet inversé de son ancien maître Renan, G. Leroy montre que ce penseur total a œuvré sur des plans parallèles. Dans Charles Péguy. L’inclassable, le Péguy familier, jouant à la balle au chasseur avec sa progéniture quand il ne se refait pas une santé à la purée, côtoie ainsi le philosophe, le militant et l’écrivain menant de front poésie, polémique et notes de gestion.
17Antidogmatique, Péguy est aussi, simplement, homme. Des difficultés personnelles et professionnelles l’ont amené à fréquenter des réseaux disparates ou à solliciter d’anciens ennemis : qu’on y voie une marque de réalisme plutôt que d’opportunisme. Car le réel, chez Péguy, prévaut toujours sur l’idéologie. L’attention portée à l’actualité explique, autant que l’esprit d’indépendance, qu’il ait pu prêter main forte à des organisations religieuses alors qu’il était anticlérical ; condamner le sabotage au nom d’une éthique du travail ; refuser l’unification partisane du socialisme, mais prôner l’union nationale.
18Loin de souscrire à l’image d’un Péguy enraciné – exaltée, entre autres, par le régime de Vichy, cette biographie intellectuelle atteste donc que la production péguyste s’est déployée hors des terreaux dont elle s’est nourrie. En historien sensible aux réalités matérielles, G. Leroy substitue à la psychologie une sociologie des conditions d’éducation du jeune Péguy ; l’étude des travaux d’écolier du futur revuiste éclaire l’attachement à la forme du cahier ; celle des réseaux « barbistes » et du milieu orléanais complète avantageusement la représentation des sociabilités politiques. En littéraire, l’auteur établit qu’un lyrisme singulier se forge dans l’écriture périodique ; et dévoile, sous la critique du modernisme, des innovations formelles qui rapprochent Péguy de l’avant-garde.
19Sans minorer les ruptures de 1895 (où l’humanitarisme adolescent se mue en engagement socialiste), 1905 (où la crise de Tanger modifie l’inscription du militant au sein du socialisme français en voie d’unification) et 1907-1908 (où le renoncement à la passion platonique pour Blanche Raphaël prend la forme d’un retour à la foi), G. Leroy les inscrit dans un cheminement qui, s’il s’adosse à la conjoncture, puise à des sources plus profondes. Le biographe relève en outre une date trop souvent négligée, quoique Péguy y ait fixé la naissance des Cahiers de la quinzaine : le congrès des organisations socialistes françaises (3-8 décembre 1899). Si ce nouveau jalon ne se voit pas accorder un chapitre propre, c’est que Leroy préfère souligner les chevauchements, les superpositions, les coïncidences qui confèrent à la chronologie une épaisseur nouvelle.
20Bien que ses dix chapitres empruntent leurs titres à des citations de Péguy, Charles Péguy. L’inclassable refuse tout mimétisme. Tout en respectant le pluralisme péguyste – voir les multiples lectures de Marcel pp. 76-77, l’analyse se dégage à la fois des autoportraits de l’écrivain, des souvenirs qu’en ont laissé ceux qui l’ont connu et des mythologies qu’ont créées ceux qui souhaitaient l’annexer. Le paysan en souliers ferrés, l’anti-intellectualiste, le va-t-en guerre cèdent ici la place au provincial installé presque bourgeoisement à Paris, à l’érudit qui, à court de moyens, candidate dans plusieurs institutions culturelles éminentes, au patriote républicain se jugeant tenu de combattre. À la parole affective de Péguy, G. Leroy oppose un relevé critique des faits, qui n’occulte ni les silences de l’intéressé (sur les grandes grèves de 1905-1910, le vote des femmes, les bagnes militaires, les affaires Ferrer et Durand), ni l’insuffisance de certaines sources, et documente des épisodes laissés dans l’ombre par ses prédécesseurs, comme cette conférence du 8 janvier 1899, seule manifestation orléanaise d’importance à laquelle Péguy ait assisté pendant l’affaire Dreyfus.
21G. Leroy confronte les positions péguystes à celles des principaux théoriciens et acteurs du mouvement ouvrier (Jaurès, auquel sont consacrées plus de soixante-dix pages, est copieusement représenté) ; sans doute singularise-t-il outre mesure la trajectoire de Péguy, qui aurait gagnée à être rapprochée de celles d’un Proudhon, d’un Sorel comme lui victimes de querelles d’héritages, et de bon nombre de transfuges contemporains dreyfusards ou antidreyfusards dont les catégories de « gauche » et de « droite » ne permettent pas de saisir la mobilité. Des développements par trop didactiques (sur la morale républicaine, notamment), quelques affirmations rapides (concernant les anarchismes p. 41 et 43), certains allégements éditoriaux (un index des noms lacunaire, des notes occultant les titres au profit de renvois chiffrés) n’entament pas l’intérêt de ce volume, « synthèse » (p. 10) d’une vie de recherches qui redonne à l’œuvre et l’action de Péguy toute leur puissance, en en révélant la finesse.
22Géraldi Leroy, Charles Péguy. L’inclassable, Paris, Armand Colin, « Nouvelles Biographies historiques », 2014, 366 p.
23Sarah Al–Matary
Art et politique dans la philosophie de la vie de Bergson
24Cet ouvrage constitue la version éditée d’une thèse de doctorat de philosophie soutenue fin 2010 à l’Université Lille III – Charles-de-Gaulle, sous la direction de Frédéric Worms, président de la Société des Amis de Bergson et philosophe bien connu de notre SEJ, avec qui nous avons collaboré, en novembre 2009, pour le colloque « Bergson et Jaurès : métaphysique, politique et histoire », dont les Actes sont parus en janvier 2012 dans Annales bergsoniennes V : Bergson et la politique : de Jaurès à aujourd’hui.
25Cette fois, c’est à une réflexion sur le rapport entre « une pensée consistante de l’art » et une « philosophie politique bergsonienne » au sein du problème métaphysique de la vie chez Bergson, que nous convie Nadia Yala Kisukidi, professeure d’éthique à l’Université de Genève. Dans Bergson ou l’humanité créatrice, l’auteure fait démarrer ces questionnements croisés chez Bergson déjà dans L’Évolution créatrice, en 1907, avec son concept-phare d’élan vital.
26N. Yala Kisukidi part de la question anthropologique du concept de création pour poser ensuite de nouveaux axes problématiques qui ne prennent force et sens qu’à la lecture en filigrane du chapitre quatre des Deux Sources de la morale et de la religion, paru en 1932. En somme, la réflexion proposée ici s’inscrit dans l’horizon d’une biopolitique aux contours esthétiques, insérée entre l’« élan vital » de L’Évolution créatrice et le « clos » et l’« ouvert » des Deux Sources.
27Voilà pour les concepts-clés mobilisés du bergsonisme. Mais l’enjeu de cette étude doctorale est de montrer le prolongement de la métaphysique de la vie dans L’Évolution créatrice en une anthropologie du politique dans Les Deux Sources en réinscrivant les réflexions sur l’art et la politique à l’intérieur d’une métaphysique de la vie créatrice afin de donner une primauté métaphysique à l’action morale et politique « ouverte » (celle des démocraties) et non à la création artistique car « la solution au problème de la métaphysique de la vie créatrice n’est pas esthétique » (deuxième partie, chapitre trois : « L’art comme triomphe incomplet de la vie créatrice », p. 153).
28Bergson, on le sait, ne fut pas considéré comme un philosophe politique, à l’inverse de son condisciple de la rue d’Ulm Jaurès (ce dernier était, il est vrai, plutôt considéré comme politique philosophe). Une certaine opacité politique ou un « manque de lisibilité » de sa pensée et de ses positions politiques, parfois jugées réactionnaires, ont sans doute joué dans ce sens et contribué à le mettre à l’écart politiquement, malgré son intervention remarquée – certes diplomatiquement – auprès du président américain Wilson, en avril 1917, missionné par le gouvernement français afin de convaincre les États-Unis d’entrer dans la guerre en Europe pour précipiter sa fin.
29L’avantage du livre de Yala Kisukidi est de nous rendre assez explicite la dimension politique du bergsonisme dans sa signification métaphysico-anthropologique, sous le vocable du concept de vie au-delà du vivant. Par exemple, l’auteure montre bien comment cette biopolitique esthétique se constitue en cosmopolitique dans la philosophie de Bergson, dans un sens littéralement métaphysique en vue de penser une cosmocitoyenneté que Bergson n’a développée qu’allusivement, mais qui couronne les droits humains historiquement incarnés ensuite par la Déclaration des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948.
30La pensée politique de Bergson adosse ainsi sa métaphysique à une anthropologie aux contours cosmiques, dans la mesure où « la démocratie réelle est portée par une mystique, un mouvement d’ouverture » (Conclusion, p. 290).
31On notera seulement un passage intéressant où il est traité du rapport de Bergson à Péguy, dans le chapitre premier de la troisième partie, intitulé « Mystique et politique ». Bergson partiellement péguyste ? Dans ce chapitre, Yala Kisukidi note que Bergson reprend à son compte la thèse de la dégradation de la mystique en politique que Péguy développe en 1910 dans Notre jeunesse. « Le politique » y désigne un processus de déclin et son résultat institutionnel, juridique ou simplement pratique : quand un système de pensée et d’action se coupe de la mystique, il se dégrade en politique (ici lieu de l’affairisme et des combines). Yala Kisukidi écrit : « Un système de pensée et d’action « organique » et « vivant » devient simplement « logique » et « historique », en ce qu’il ne dure et n’est maintenu qu’en vertu des avantages privés qu’il peut procurer » (p. 182).
32Mais Bergson redessine les contours du mystique aux dimensions d’une individualité exceptionnelle qui s’inscrivent dans une réflexion anthropologique et métaphysique, et où la vie mystique contient un sens moral en tant que parangon de la réalisation de l’élan vital, à travers les actes mystiques, sous la figure de la « surhumanité mystique ».
33En cela, c’est cette dimension éminemment morale de la vie du mystique qui est au fondement de la pensée politique de Bergson : la mystique est ce qui rend possible « la traduction politique de la « morale ouverte » en lui donnant un contenu juridique et institutionnel précis, une certaine pensée des droits de l’homme et de la démocratie » (p. 183).
34Des pré-requis du bergsonisme sont nécessaires pour aborder et comprendre cet ouvrage issu, rappelons-le, d’une thèse de doctorat de philosophie. Mais l’approche problématique et les thématiques rencontrées sont de nature à nous faire interroger sur le sens du politique et sur l’Homme par la même occasion.
35Nadia Yala Kisukidi, Bergson ou l’humanité créatrice, Paris, CNRS Éditions, 2013, 305 p.
36Bruno Antonini
L’histoire d’un mot, ou la naissance d’un monde
37Voilà le grand livre d’un grand historien, trop oublié, trop méconnu en France. Professeur aux universités de Lyon puis d’Aix-en-Provence, Jacques Grandjonc (1933-2000) consacra sa vie à l’étude des émigrations allemandes aux xixe et xxe siècles et à l’histoire des premières organisations communistes et internationalistes. Proche de Bert Andreas et de Hans Pelger, il entreprit avec eux de documenter la genèse d’un premier internationalisme ouvrier qu’ils situaient ensemble dans les années 1830 et 1840, selon une approche résolument sociale et transnationale qui fit la force de leur travail (considérable mais dispersé) durant les années 1970 et 1980. Ce sens du travail collectif et cet internationalisme affirmés devaient amener Grandjonc à prendre une part active, en marge de ses propres travaux, à des entreprises éditoriales de grande ampleur, comme le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international, auquel il donna plusieurs notices, ou la seconde Marx-Engels Gesamtausgabe pour laquelle il assuma pendant des années un rôle de cheville ouvrière [8].
38Soutenue en 1979 à l’université de Metz, sa thèse d’Etat est nourrie des recherches effectuées pour ces différents chantiers ; elle en conserve l’esprit internationaliste jusque dans le titre trilingue : Communisme, Kommunismus, Communism. Initialement publié en deux volumes dans les Schriften aus den Karl-Marx Haus en 1989, ce document était devenu une rareté, à tel point que certaines bibliothèques en imposaient la consultation « en réserve ». L’initiative des Éditions des Malassis, qui le republient en un seul volume, n’en est que plus remarquable, et ce d’autant plus que le travail éditorial ici réalisé (clarté de la composition, grammage agréable du papier, exhaustivité dans la publication des annexes) est impeccable. Communisme est un livre d’histoire, massif, savant, tel que les éditeurs de sciences humaines en publiaient encore gaillardement au siècle dernier. Les défenseurs de la note de bas de page apprécieront que cet exercice de justification, très prisé par l’auteur (qui en fait, dans la meilleure tradition savante, un motif à développements et à discussions) ne soit pas escamoté dans la présente édition. Aux trois cents pages du récit historique qui en constituent la première partie correspondent un peu plus d’un millier de ces explications infra-paginales, jamais superflues, souvent stimulantes. Le texte est complété par une utile chronologie, et par un volumineux dossier de « Pièces justificatives », sources et documents largement inédits exhumés par Grandjonc au fil de ses recherches, dont l’ensemble constituait initialement le second volume de la thèse. Le tout s’achève par une importante bibliographie, retrouvée dans les papiers de l’auteur par sa famille, et publiée ici pour la première fois.
39Sous-titré « Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste, des utopistes aux néo-babouvistes, 1785-1842 », Communisme est une enquête sémantique au long cours, qui débute par la recherche des racines de la terminologie communiste moderne. Jacques Grandjonc les décèle, sans trop de surprise, dans le temps long d’une histoire religieuse et sociale, qui s’épanouit dans diverses expériences ayant en partage la volonté de « mettre en commun » les biens. Sont cités à cet effet des mouvements religieux comme celui des frères moraves, des régimes de propriété des sols comme celui des « communaux » féodaux, voire des États, comme la « République des Guaranis », fondée au début du xviie siècle par les Jésuites dans l’actuel Paraguay. De cette tradition « communautaire » au « communisme » moderne, il y a néanmoins une mutation radicale et un saut sémantique, que de nombreux auteurs, se penchant sur la question au xxe siècle, ont situé dans les années 1830, voire 1840. Le premier emploi de « communisme » serait ainsi, selon les uns, à mettre à l’actif d’Étienne Cabet, selon les autres, à celui de Félicité de Lamennais, lorsque ce ne seraient pas Heinrich Heine ou… François-René de Chateaubriand, qui utilise en effet le terme dans les Mémoires d’outre-tombe. Jacques Grandjonc montre que ce ne sont là que résurgences, et que le « communisme » moderne est bien né, en tant que projet politique – ce qui est généralement bien admis – pourvu d’un vocabulaire propre – ce qui demeurait inconnu – au moment de la Révolution française.
40Comme vocable, « communisme » apparaît pour la première fois en 1797, sous la plume de Nicolas-Edme Restif, dit « Restif de la Bretonne », auteur plus connu pour des romans jugés « licencieux ». Or, grand néologue (Grandjonc le crédite de l’invention des termes « éditer », « mutualité » et « anarchisme ») Restif était aussi un philosophe réformateur, proche de Louis-Sébastien Mercier et partisan d’un communisme agraire. Sa création de « communisme », dans Monsieur Nicolas, reste cependant sans postérité immédiate, au moment même où l’exécution de Babeuf et de ses partisans met un terme au travail d’élaboration théorique des « Égaux ». C’est par ce canal pourtant et au sein de cette tradition que l’idée communiste va survivre, jusqu’à ce que le mot lui-même soit « réinventé », en 1839, dans le milieu des sociétés secrètes néo-babouvistes. Employé par Étienne Cabet et Richard Lahautière dès l’année suivante, il connaît par la suite le succès que l’on sait, et passe les frontières pour donner « Kommunismus » en allemand et « Communism » en anglais.
41Loin de n’être que l’histoire d’un mot, Communisme est celle – passionnante – d’un champ lexical qui naît avec son siècle. Chemin faisant, Jacques Grandjonc y étudie d’autres vocables, tous tangents de son objet premier ; il élucide par là « des points de langage, qui sont aussi des points d’histoire » (p. 105). Comme « communiste », « socialiste » est employé pour la première fois en 1797, mais dans un sens bien différent de celui que lui donneront Alexandre Vinet, Xavier Joncières et Pierre Leroux, qui forgent le substantif « socialisme » comme un antonyme d’« individualisme » dans des écrits datant respectivement de 1831, 1832 et 1833. En nuançant la chronologie de l’apparition auparavant admise du terme, l’auteur fait exister des biographies inconnues, dans un exercice qu’il affectionne. Qui connaissait Vinet, théologien réformé de Lausanne et lecteur de Saint-Simon ? Qui Joncières, rédacteur du Globe, en dehors des spécialistes du mouvement saint-simonien ? Jacques Grandjonc montre bien que la fin de la Restauration et le début de la Monarchie de Juillet, pourtant si atones sur le plan politique à gauche, constituent un moment de maturation et de germination conceptuelles absolument exceptionnel, qui fournira leur outillage politique à des générations de socialistes et de communistes européens. Du vocabulaire savant de la « science sociale » de Saint-Simon et de Fourier (qui invente le « mutualisme » en 1822) aux « co-operative societies » fondées en 1826 par des proches de Robert Owen, en passant par le « collectivisme » forgé en 1839 par Constantin Pecqueur, les années vingt et trente du xixe siècle constituent un moment néologique fondateur. Attentif aux circulations textuelles de ces mots nouveaux, Grandjonc indique aussi les impasses dans lesquelles ils peuvent s’immobiliser ou disparaitre : « égalitaire », utilisé dès 1796 par le royaliste Mallet du Pan pour désigner la Révolution française, n’est pas reçu, disparaît, puis renaît avec le même sens, dans un prospectus rédigé par des détenus politiques babouvistes, en 1835, dans la prison de Sainte-Pélagie.
42Dans cette histoire de mots, le rôle des néologues (Restif, Fourier, Leroux, Pecqueur) est donc important, mais il est indissociable d’un contexte politique que Grandjonc s’efforce de dégager, en proposant une chronologie des événements les plus déterminants pour l’invention de mots à la hauteur de la réalité vécue et de l’idéal politique conçu. Outre le moment babouviste de la Révolution française, cette chronologie que l’on dirait faite de pointillés comporte la publication, en 1828, de l’Histoire des Égaux de Philippe Buonarroti. Elle se poursuit par l’insurrection lyonnaise de 1831, à la suite de laquelle Pierre Leroux utilise pour la première fois sous sa signification moderne le terme de « prolétariat », et par le putsch de la Société des saisons, en 1839. Le « premier banquet communiste » de Belleville, le 1er juillet 1840, consacre la naissance d’un communisme plus légaliste, dont le vocabulaire, relayé par une presse moins corsetée (La Réforme, La Revue indépendante, Le Populaire) finit par irriguer les débats politiques et gagner l’opinion.
43On voit que la France est souvent à l’avant-garde dans la construction de ce champ lexical tout neuf, mais les « effets retours » existent aussi : en 1847, le « Proletarier » (prolétaire) allemand, transposé au sein du milieu chartiste, donne naissance au « proletarian » anglais ; quant à « prolétarien », dont Jacques Grandjonc relève la première occurrence chez Benoît Malon en 1872, il dérive très probablement de l’allemand « proletarisch », forgé dans les années 1840. En praticien émérite de l’histoire croisée et en précurseur de l’étude des « transferts culturels », l’auteur est par ailleurs particulièrement attentif aux phénomènes de circulation, de transposition et de traduction au sein d’un espace intellectuel et politique dynamique, désigné en son temps par Moses Hess comme une « triarchie européenne » (France, Allemagne, Angleterre). Dans cet espace politique en mutation, Grandjonc porte un intérêt particulier à l’émigration allemande, dont il fut le grand spécialiste, avec une tendresse non dénuée de rigueur et de motifs sérieux. Entre 1832 et 1839, c’est en effet à Paris, à Bruxelles ou à Londres qu’est forgé et étrenné le vocabulaire politique qui permet au mouvement communiste allemand de se structurer, et tout simplement d’être. Communisme montre avec éclat à quel point le processus d’assimilation linguistique du vocabulaire néo-jacobin est consubstantiel à l’affirmation du socialisme allemand et à sa structuration comme mouvement politique national autonome et légitime. Ce langage révolutionnaire inédit que les émigrés allemands pétrissent et s’approprient, Jacques Grandjonc le décrit comme « un lieu » : celui d’une « culture nouvelle » (p. 209), dans laquelle Marx à son tour finira par évoluer.
44Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à l’essor des débats théoriques et terminologiques qui participent de l’extraordinaire bouillonnement politique des années 1840. La prolifération des groupes socialistes et la mise en concurrence de leurs doctrines, stimulées par l’audience croissante qui est désormais la leur, y engendre une radicalisation progressive de l’usage de la langue, jusqu’à dégénérer en empoignades autour des termes mêmes de « socialisme » et « communisme ». C’est alors seulement que le « socialisme scientifique » s’affirme comme un adversaire du « socialisme utopique », que le « communisme populaire » entend supplanter le « communisme philosophique », et que la manie néologique tourne à la création de sobriquets propres à dénigrer l’adversaire : le « supra-socialisme » vise les prétentions théoriques hégémoniques de Proudhon, le « socialisme vrai » s’applique aux néo-hégéliens allemands les plus éloignés de l’action politique…
45« Faire l’histoire d’un mot, ce n’est jamais perdre sa peine » [9], écrivait Lucien Febvre, cité par l’auteur dans les premières pages de ce livre dédié à Jean Maitron et au linguiste Georges Mounin. Fidèle à la méthode et à l’esprit de l’un et des autres, Jacques Grandjonc nous lègue, avec Communisme, une riche enquête de sémantique historique qui est aussi, et surtout, un grand livre d’histoire sociale. Relu aujourd’hui, l’ouvrage apparaît enfin comme un hommage méthodique et passionné au bouillonnement intellectuel qui donna naissance, dans les quelques décennies qui suivirent la Révolution française, à notre langage politique, et aux hommes qui l’inventèrent. « C’est un beau crime que de conspirer pour le bonheur commun », écrivait l’un d’entre eux, le babouviste Sylvain Maréchal, dont le Manifeste des Égaux figure en bonne place parmi les documents reproduits dans la dernière partie de Communisme. Il y a une émotion particulière, indéfinissable, à relire ou à découvrir, grâce à cette somme savante, la grande conspiration verbale qui donna son langage à notre modernité.
46Jacques Grandjonc, Communisme, Kommunismus, Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes, 1785-1842, Paris, Éditions des Malassis, 2014, 654 p.
47Amaury Catel
La conspiration pour l’égalité
48Un grand classique est enfin réédité. Ce livre, publié à la fin de la Restauration (1828) par un parent de Michel Ange, révolutionnaire et rescapé du babouvisme, plus connu et cité sans doute que vraiment lu comme il advient souvent, appartient autant à l’histoire des Lumières qu’à celles de la Révolution, du socialisme et du communisme émergentes nous expliquent ses éditeurs. Naguère, avec Albert Soboul par exemple, l’ouvrage était surtout présenté comme un « chaînon dans le développement de la pensée communiste » (Histoire générale du socialisme, dirigée par Jacques Droz, Paris, PUF, 1972, t. 1, p. 253). Ici, Stéphanie Roza démontre qu’il importe de le replacer parmi les « radicaux des Lumières » davantage encore qu’avec « les précurseurs du socialisme ». Alain Maillard étudie la réception du livre au xixe siècle jusqu’à Marx et Engels tandis que Jean-Numa Ducange s’intéresse à ses héritages chez les Chartistes anglais (traduction par O’Brien en 1836), les sociaux-démocrates allemands qui le traduisent et le publient en 1909, les Soviétiques (éditions de 1923, 1948 et 1963) et enfin les Chinois chez qui il est encore utilisé et présenté comme un grand classique de l’histoire révolutionnaire. L’œuvre à la fois vivante et touffue de Buonarroti est savamment annotée, non sans verve, par Jean-Marc Schiappa qui donne aussi une notice biographique de l’auteur et une présentation biographique des personnes citées. Elle va être à nouveau lue, et pour longtemps, espérons-le.
49La dernière édition était celle réalisée en 1957 pour les « Classiques du peuple » des Éditions sociales par Robert Brécy et Albert Soboul avec une préface de Georges Lefebvre et une bibliographie établie par Jean Dautry. Elle avait bénéficié, après le Mai de l’année précédente, d’une réimpression en 1969. Il n’est sans doute pas inutile de relever le caractère très jaurésien des protagonistes de l’édition de 1957. Certes, Georges Lefebvre (1874-1959) est mort avant la fondation de la Société des Etudes Jaurésiennes, mais la ferveur de l’attachement à Jaurès du premier directeur de recherche de Madeleine Rebérioux est demeurée fameuse : « si l’on prend souci de me chercher un maître, je n’en reconnais d’autre que lui [Jaurès] » (Annales historiques de la Révolution française, avril-juin 1947, pp. 188-189). Soboul et Brécy, comme Daline en URSS ou Dommanget en France, étaient jaurésiens, communistes critiques (Brécy est limogé de la direction des Éditions sociales peu après la parution du livre) et actifs à la SEJ. Les études accompagnant la réédition sont centrées comme il convient sur Buonarroti et ne reviennent pas sur l’ensemble du champ babouviste, largement sillonné par Claude Mazauric. Entre Marx, le SPD et Lénine, il reste de la place pour le socialisme français de la IIIe République, et de Gabriel Deville à Albert Thomas en passant par Jaurès et sans doute Georges Renard, les liens et les interprétations du babouvisme par ces divers auteurs pourraient être à nouveau explorés. Une dernière sollicitation : la collection « Mouvement réel » est destinée à donner des éditions critiques de grands classiques, tel ce Buonarroti après le Code de la nature de Morelly, elle ne peut donc pas se passer d’un index général et référencé.
50Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, édition critique établie par Jean-Marc Schiappa (dir.), Jean-Numa Ducange, Alain Maillard et Stéphanie Roza, Montreuil-sous-Bois, La ville brûle, « Mouvement réel », 2014, 480 p.
51Gilles Candar
Heine/Marx
52Depuis les années 1980, Lucien Calvié, avec constance et méticulosité, étudie le petit milieu d’intellectuels allemands héritiers directs de Hegel. Ouvrages, articles et traductions de sa plume ont contribué à faire connaître aux lecteurs français tout un monde d’écrivains, de théoriciens et de journalistes qui composèrent un important foyer intellectuel au beau milieu du xixe siècle. Parmi cette « gauche hegelienne », dont Calvié qualifie plus volontiers les membres d’« hegeliens critiques », domine la grande figure de Marx qui, selon la version bien connue véhiculée notamment par Louis Althusser dans les années 1960, rompit intellectuellement et politiquent avec ses anciens amis autour de 1845.
53Les travaux de Calvié ont non seulement l’immense avantage de contextualiser le « jeune Marx » dans un environnement intellectuel que sa postérité grandiose a contribué à écraser mais invitent aussi à revoir la fameuse thèse althusserienne de la « coupure épistémologique » séparant un premier Marx, pétri d’hégelianisme, d’un second, de la « maturité », enfin débarrassé de son idéalisme initial et ayant heureusement rallié les salutaires rivages de la science en élaborant « matérialisme historique » et « matérialisme dialectique ».
54Ce nouvel ouvrage revient avec efficacité sur cette thèse traditionnelle et un peu trop simpliste. Selon Calvié, s’il y eut tournant dans la pensée de Marx, celui-ci est plus tardif, et serait à situer vers 1848, après l’expérience de l’échec révolutionnaire allemand. Plus encore, Calvié s’interroge sur ce qui distingue vraiment Marx de ses anciens amis hegeliens. Au centre de cette interrogation, il place son ami Heinrich Heine, dont il fut intellectuellement et politiquement très proche dans les années 1843-1844. Si Heine occupe beaucoup Calvié, d’autres cas sont aussi scrutés au plus près : Arnold Ruge, Bruno Bauer, Moses Hess mais aussi, de façon plus discrète, de moins connus comme Karl Heinzen ou le si intéressant Hermann Ewerbeck, traducteur du Voyage en Icarie en langue allemande et auquel Amaury Catel a consacré récemment une remarquable étude malheureusement toujours inédite.
55En scrutant les uns et les autres, Lucien Calvié nuance fortement les classifications habituelles que nous a souvent léguées le marxisme triomphant. Selon lui, Marx s’est moins défait d’hegelianisme voire d’idéalisme que ses fidèles et lui-même le prétendirent. Dans la controverse qui finit par opposer Marx à son ami Ruge, Calvié reconnaît surtout l’affrontement de deux idéalismes. Le premier, celui de Ruge, est attaché au « libéralisme bourgeois » puis au « radicalisme petit-bourgeois » et conduit au pessimisme dans une Allemagne où la bourgeoisie ne fait preuve d’aucun élan révolutionnaire. Le second, celui de Marx, plus optimiste, car tourné vers le prolétariat auquel est désormais confiée la révolution, même si celle-ci doit s’accomplir au forceps, en négligeant l’étape de la révolution démocratique (et bourgeoise) des droits.
56De façon plus générale, ce qui démarque Marx de ses anciens amis, auxquels il n’épargne jamais ce que Jaurès appelait, nous rappelle Calvié, sa « haute ironie un peu sarcastique », est son type de relation au politique. On sait que Marx n’y finit par voir guère autre chose qu’une « illusion », comparable à la religion. Il en va différemment de Heine, peu éloigné des positions de Ruge, partageant un pessimisme grandissant, accentué par les effets d’une maladie qui finit par l’emporter en 1856. Pour Heine, la liberté et la politique pèsent de façon décisive dans sa vision du monde. Il prône l’alliance entre le libéralisme bourgeois et le communisme tel que le conçoit alors son ami Marx. Mais il se distingue aussi de ce dernier en de nombreux autres points, à commencer par une relation au judaïsme plus sensible chez lui que chez Marx.
57En cet ouvrage comme en un précédent (Le renard et les raisins. La Révolution française et les intellectuels allemands, 1789-1845, EDI, 1989), Lucien Calvié se montre très attentif aux liens que ces jeunes intellectuels allemands de la première moitié du xixe siècle entretenaient avec la France. Chez Marx, l’ambivalence domine, entre une admiration contenue pour le tempérament révolutionnaire des Français et une irritation un peu condescendante devant leur fascination paralysante pour les « grands souvenirs ». Chez Heine, en revanche, face au « malheur allemand » se traduisant par une flagrante impuissance politique, la francophilie est totale. L’amour de la Révolution française se prolonge dans la reconnaissance portée à Napoléon, émancipateur d’un peuple allemand incapable d’accéder seul à la liberté.
58Ce voyage au sein d’un moment historique peu connu des Français est une pièce importante dans l’inventaire des idées qui firent la gauche européenne. Lucien Calvié n’enferme pas ces controverses dans une érudition tournant sur elle-même. Le réveil de ces débats lui sert finalement à interroger une histoire ultérieure où ne cessa de s’affronter une gauche libérale soucieuse d’accorder l’émancipation des plus démunis, le changement social, avec la liberté des individus à une autre gauche prête à passer par pertes et profits les grands acquis de 1789. On sait de quel côté pencha Jaurès.
59Lucien Calvié, Heine/Marx. Révolution, libéralisme, démocratie et communisme, Uzès, Inclinaison, 2013, 185 p.
60Christophe Prochasson
Un portrait original d’Elisée Reclus
61Édité d’abord chez Robert Laffont en 2010 et récompensé alors par le prix Fémina essai, ce livre n’est pas une biographie scientifique d’Élisée Reclus (1830-1905), mais l’hommage empathique d’un neurobiologiste membre de l’Académie des sciences et de l’Académie de médecine, pas plus géographe qu’anarchiste, mais de racines calvinistes et originaire de Sainte-Foy-la-Grande comme son compatriote. On ne trouvera donc pas ici une véritable mise en perspective savante de l’œuvre géographique reclusienne ou des conceptions idéologiques de l’ami de Jean Grave, Bakounine et Kropotkine. De même la sociologie familiale de « la tribu » Reclus pourrait-elle être plus développée, avec son père pasteur, sa mère institutrice, sa douzaine de frères et sœurs et leurs descendants dont beaucoup resteront attachés à l’œuvre et aux idées de leur célèbre frère.
62Mais Jean-Didier Vincent a su rédiger une biographie qui s’appuie sur les quatre ou cinq déjà existantes et met l’accent sur la cohérence forte d’un itinéraire hors des sentiers battus, tout entier marqué par l’empreinte d’une religiosité héritée du milieu familial et une soif de liberté qui, dès l’âge de treize ans, l’a fait étudier les langues et voyager (souvent à pied) en Europe et dans le monde entier sauf en Asie. À Berlin, il a suivi les cours du grand géographe Ritter ; puis il séjourne à Londres en 1852 et en Irlande, avant de partir vers les États-Unis et l’Amérique centrale. Bourlingueur indifférent au confort, aimant dormir à la belle étoile et se baigner dans les rivières et les lacs, l’intelligence et les sens toujours en éveil pour découvrir et comprendre un paysage ou un groupe humain, Reclus est aussi un grand habitué des bibliothèques en France et à l’étranger, et une plume inlassable capable de rédiger d’abondance et de qualité en toutes circonstances. Outre les divers métiers imposés par les circonstances de sa vie aventureuse, portefaix, répétiteur, arpenteur, agriculteur, journaliste etc., il s’est imposé jour après jour un immense travail d’écriture dont l’intérêt littéraire et scientifique est incontestable. En plus d’une très vaste correspondance en partie conservée, ce sont d’abord, dans les années 1850 et 1860, des guides de voyage Hachette et Joanne, ainsi que des articles pour la Revue des Deux Mondes, un gagne-pain indispensable pour nourrir sa famille. Puis le grand œuvre mené pendant vingt ans par ce géographe-voyageur et géographe de cabinet, à raison de plusieurs pages ou dizaines de pages par jour : les 19 volumes de la Nouvelle Géographie universelle, publiés entre 1875 et 1894, puis les six volumes de L’Homme et la Terre. Cette production connaît un grand succès, en partie grâce au savoir-faire de l’éditeur Hachette qui la diffuse largement en fascicules hebdomadaires illustrés et bon marché, avant de la vendre en gros ouvrages reliés. Malgré son caractère novateur, cette géographie qui fait une place à ce qu’on appellera plus tard la géographie humaine ne lui ouvre pas les portes de l’Université. Ce n’est qu’en 1894, à Bruxelles, qu’il sera invité à donner des cours à l’Université Nouvelle, mais des cours non homologués et non rémunérés. La géographie n’est alors pas considérée comme matière importante parmi les cursus universitaires et, surtout, Reclus inquiète par ses idées politiques, notamment en France où beaucoup le considèrent comme un dangereux repris de justice depuis sa participation à la Commune et sa condamnation à la déportation en Nouvelle-Calédonie, commuée en dix ans de bannissement grâce au soutien de Nadar, Jules Simon, Hachette, Darwin et de la Société de Géographie.
63Toute sa vie, depuis qu’il a vu au début des années 1850 l’oppression sociale dans les quartiers misérables de Londres et pris conscience de la place de l’esclavage ou de l’humiliation des Indiens dans la société américaine, il est resté fidèle à son idéal anarchiste dont il s’est fait en même temps le propagandiste. Son engagement révolutionnaire est payé de l’exil en Grande-Bretagne en 1852, puis en Suisse et en Belgique après la Commune, mais c’est en même temps une porte ouverte sur le monde par les liens noués et conservés fidèlement avec les militants internationaux. Membre de l’Association internationale des Travailleurs, il est trop libertaire pour accepter l’orientation imposée par Marx et Engels, et il considère que « l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre », un « principe supérieur de tolérance et de liberté collective réfléchie ».
64L’auteur ne fait pas l’impasse sur l’engagement politique de Reclus, mais s’intéresse surtout à ses racines éthiques et religieuses. De la même façon qu’il explique l’œuvre du géographe par sa volonté de décrypter le monde pour mieux le transformer, il place au premier rang des motivations de l’anarchiste son sens moral rigoureux, son souci de l’entraide entre les hommes et son exigence de liberté. Il n’esquive pas la question du « colonialisme » de Reclus à propos de l’Algérie, non plus que celle de la violence révolutionnaire dans le contexte des attentats des années 1890 : il montre le malaise incontestable du doux Reclus, solidaire des poseurs de bombes mais révulsé par une violence aveugle et contre-productive. En revanche, la référence maintes fois évoquée à son « puritanisme » nous semble un fourre-tout inopérant, tant ce terme est susceptible d’acceptions parfois contradictoires, s’agissant de ses relations avec les femmes – féministe et partisan de l’union libre -, de son sens moral ou de son goût pour le naturisme.
65Plus convaincants sont les développements qui montrent Reclus comme un précurseur de l’écologie, presque avant la lettre puisque le mot n’apparaît qu’en 1866. Par son comportement (il est notamment végétarien), par ses idées, Reclus est un incontestable pionnier. Il écrit : « Notre liberté dans nos rapports avec la Terre consiste à en reconnaître les lois pour y conformer notre existence. » Il se veut un « ami de la Terre » envisagée comme un tout ; il perçoit l’unité de l’humanité considérée comme un « produit de la planète » et dont il souhaite le métissage généralisé ; lui-même a pris pour première épouse une Française d’origine peule. Son œuvre témoigne d’une réelle ouverture à des préoccupations d’avenir comme les catastrophes naturelles ou le développement durable à rechercher en symbiose avec la nature.
66Bien écrit, ce livre se lit comme un roman d’aventures. Même s’il ne fait pas le tour de la question du savant en politique, il a le mérite de mettre en lumière les différentes facettes d’un personnage moderne par plus d’un aspect.
67Jean-Didier Vincent, Elisée Reclus, géographe, anarchiste, écologiste, Paris, Flammarion, collection Champs Essais, 2014, 522 p.
68Philippe Oulmont
Charles Maurras (1868-1952) un magistère intellectuel
69À bien des égards, il serait tentant d’établir un parallèle entre Jean Jaurès et Charles Maurras. Ce sont deux jeunes gens du Midi, issus de familles bourgeoises et provinciales qui connaissent des déboires, avec des pères malades ou morts trop tôt, arrivés à Paris à l’âge de l’adolescence, côtoyant des milieux lettrés et politiques, amoureux du soleil, mais aussi d’une esthétique rationaliste et ordonnée, séduits en philosophie par Leibniz, appréciant la lecture d’Anatole France et de Maurice Barrès, attirés par le mouvement félibre mais se voulant bons patriotes avant tout. Les différences sont évidemment aussi frappantes qu’éloquentes : enfant de la méritocratie scolaire et républicaine, Jaurès franchit aisément les concours de l’ENS et de l’agrégation… Venu de l’enseignement catholique, Maurras délaisse l’Université pour faire tôt carrière dans le journalisme. Et puis l’essentiel les sépare : Jaurès est un homme ouvert, sociable, qui aime parler et écouter, découvrir les êtres et les idées. La vie pour lui est un incessant échange d’opinions et d’idées. Maurras est sourd depuis l’adolescence, il assène sa vérité mais se refuse à être influencé. Gide avait bien senti cette faille chez lui et les siens. Maurras voyage, mais la liste de ses détestations est longue : l’étranger, l’allemand, l’anglais, le juif, le protestant… C’est vraiment l’homme de l’enracinement, un célibataire qui se plait au milieu d’un petit groupe viril (Daudet, Bainville, Pujo…) qui l’admire et l’entoure.
70D’une parfaite rigueur historique, cette biographie est une incontestable réussite. Elle n’est pas une nouvelle histoire de l’Action française, ni une somme monumentale et détaillée sur la vie de l’illustre Martégal. Dans l’esprit de cette collection de « Nouvelles biographies » dirigée par Vincent Duclert, Olivier Dard traite un problème essentiel : la construction, le maintien, puis la dislocation d’un magistère intellectuel. Il expose le rôle des réseaux catholiques, de l’abbé Penon, son professeur, puis confident et mentor, aux revues catholiques et conservatrices où encore adolescent l’épisodique étudiant en histoire obtient ses premiers succès. Maurras sait aussi utiliser au mieux ses rencontres, de Moréas à Barrès, le protecteur qui sera aussi un rival. L’affaire Dreyfus cristallise à la fois son système et le groupe constitué autour de lui : la petite revue grise de l’Action française (1898), la ligue (1905) puis le journal quotidien (1908) se constituent. Pour toute une fraction de génération, voire plusieurs, Maurras devient un guide, un défricheur ou décrypteur qui permet de comprendre les événements, le doctrinaire d’un nationalisme rénové dont il tient le ciment indissoluble : la restauration d’une monarchie présentée comme adaptée aux temps modernes par la reprise de thèmes fédéralistes et culturels. Pour le social, c’est plus sommaire, mais aussi le maurrassisme reste essentiellement un mouvement intellectuel, qui vise à influer les élites ou la jeunesse lettrée et bourgeoise.
71Le succès est partiel, mais indéniable. Le lecteur aimerait disposer de quelques données chiffrées sur l’audience du journal ou du mouvement. Avant les années 1920, le biographe donne vraiment peu d’informations, préférant disséquer les rapports avec les politiques ou l’Église, au beau fixe sous Pie X, plus troublé sous Pie xi qui condamne le mouvement et sa doctrine à la fin de 1926, condamnation levée par son successeur Pie XII dès son avènement au trône pontifical. Au reste, le lecteur saisit mieux les enjeux et les chemins, la généalogie et l’évolution des controverses que la portée exacte de Maurras sur la politique française. Il est vrai que c’est la grande question à peu près insoluble qui se pose pour lui et pour son groupe. On voit bien comment le magistère intellectuel conquis lui donne une influence démultipliée au moment de la Grande Guerre et lors de ses lendemains immédiats, jouant sur certaines complaisances (Poincaré) qui ne sont pas toutes à droite (Sembat). On a un peu plus de mal à apprécier la période de reflux, de crises et de dissidences (les années 1920 et 1930), mais on la constate, bien que journal, éditorialiste et mouvement portent encore beau. Maurras est d’ailleurs élu en 1938 à l’Académie française, alors que se disloque le Front Populaire : sans doute une vengeance de peurs passées. On veut bien admettre que sous Vichy Pétain se soucie peu d’accorder de l’influence à un rival potentiel, ce qui n’excuse pas les prises de position et la reprise des vieilles haines et dénonciations. Il est difficile de trop s’émouvoir sur les sept années et demi de prison infligées au vieil ennemi de la République, qui avait déjà passé huit mois à la Santé sous le Front Populaire : après de tels drames, moins aurait signifié ne pas le prendre au sérieux et cela aurait été immérité.
72Olivier Dard analyse la survie des courants maurrassiens en France et surtout à l’étranger, avec des pages passionnantes sur son audience en Europe et en Amérique, latine et canadienne notamment. Madrid compte toujours une rue Carlos Maurras et ces dernières années le petit groupe de ses fidèles en France a continué à manifester une bruyante vitalité. L’œuvre littéraire se maintient, sans plus, à un niveau modeste que favorisent quelques sympathies éditoriales bien établies. Politiquement, des fidèles ou nostalgiques retrouvent une certaine forme ces derniers temps, mais à condition de s’abriter derrière des proclamations républicaines et légalistes. Les groupes royalistes eux-mêmes reprennent ses accents ou sa rhétorique, mais s’affirment mal à l’aise avec son antisémitisme ou son nationalisme étroit. Malgré tout, son influence recule. Ce qui n’empêche pas (au contraire !) de l’étudier comme ici avec profit et intérêt.
73Olivier Dard, Charles Maurras. Le maître et l’action, Paris, Armand Colin, « Nouvelles biographies historiques », 2014, 352 p.
74Gilles Candar
Jean Luchaire journaliste : coups d’éclat intellectuels et vénalité dans l’entre-deux-guerres
75Patron de presse et journaliste de la France de l’entre-deux-guerres, Jean Luchaire est connu comme l’auteur d’un ouvrage manifeste publié en 1929, Une génération réaliste. L’historiographie l’avait présenté comme une figure de gauche, excentré, au début des années trente, dans la nébuleuse des « non-conformistes» (Jean-Louis Loubet del Bayle [10]). Pendant longtemps, la figure de Luchaire semblait surtout emblématique d’une dérive bien connue des spécialistes de la période : des confins du radicalisme à la fin des années 1920 vers la droite autoritaire à la fin des années trente, et du briandisme pro-européen en 1929 jusqu’au collaborationnisme pro-allemand en 1940. Dirigeant la corporation de la presse française sous l’occupation, il s’enfuit à Sigmaringen et est condamné à mort début 1946 à l’issue de son procès.
76L’ouvrage que propose Jean-René Maillot concerne Luchaire publiciste, et est focalisé sur ce qui fut sa revue, de sa fondation en 1927 à sa disparition en 1940 : Notre Temps, organe dont l’audience fut, à l’image de sa périodicité, assez irrégulière. Le choix de cet angle d’attaque par J.-R. Maillot est marqué du coin de la lucidité, compte tenu des points déjà éclairés par l’historiographie. On disposait, sur Luchaire, des travaux de Claude Lévy, sur le journal fondé en octobre 1940, Les Nouveaux temps, et sur les réseaux d’amitiés français et allemands de Luchaire, notamment ses liens durables avec Otto Abetz [11]. On connaît mieux, aussi, le milieu social et intellectuel dans lequel gravitait Luchaire, grâce à la biographie récente publiée par Cédric Meletta, dont Alain Chatriot a rendu compte dans les Cahiers [12].
77Ce regain d’intérêt scientifique n’est pas lié, comme cela arrive souvent, à la découverte ou à la redécouverte de fonds privés : il n’y a pas de papiers Luchaire et Jean-René Maillot a dû traquer, quelquefois assez loin, des indices sur le fonctionnement de la revue et les pratiques de son animateur. L’essentiel de l’étude, issue d’une thèse, repose sur des analyses très précises de la revue, mais aussi des journaux pour lesquels Luchaire a travaillé (de L’Ère nouvelle à La Volonté), et enfin des organes de presse qui, à un moment ou à un autre, ont croisé Notre Temps, le temps d’un débat d’idées ou d’une controverse. Servi par une belle connaissance des recherches récentes, sur les relèves des années 1920 et 1930 étudiées par Olivier Dard [13] comme sur les échanges franco-allemands, le propos de J.-R. Maillot est marqué par une vraie exigence critique. L’interprétation proposée emporte la conviction, sur trois questions qui ne sont pas mineures.
78La première concerne l’institution performative de Luchaire, né en 1901, en héraut d’une « génération réaliste », au nom d’une théorie floue, celle du bouleversement général des valeurs après la Grande Guerre, dont les « jeunes » seraient les premiers dépositaires. Montrant, dans de belles pages, ce que ce discours mis en avant à la fin des années 1920 doit à l’atmosphère de la sortie de guerre en 1919, J.-R. Maillot insiste sur les limites de ce coup d’éclat médiatisé. Notre Temps, conçu comme l’organe des « jeunes équipes », soit une partie des rénovateurs et des relèves de 1927-1930, se fait une place dans le paysage intellectuel français grâce à un mot d’ordre fragile : le « réalisme » se démonétise assez vite. Lancé comme un cri de ralliement générationnel, le projet initial de Luchaire est discuté par ses contemporains. Si l’existence de générations du feu, unies par une somme d’expériences de guerre, ne fait guère débat dans la France des années vingt, l’idée de générations de l’après-guerre, dont Luchaire postule la solidarité morale, n’est jamais allée de soi pour les acteurs, de Jacques Kayser à Georges Valois.
79La posture, contestée, de Luchaire renvoie à un trait structurant de son itinéraire : un principe de défiance vis-à-vis des partis politiques. Avec beaucoup de finesse, J.-R. Maillot montre que, dès la fin des années 1920, les rapports entretenus avec les « jeunes Turcs » du parti radical sont en trompe-l’œil. Sous le vernis d’un magistère moral surplombant les partis, que Luchaire aurait aimé exercer, se trouve un fond plus trouble : J.-R. Maillot, toujours très vigilant à l’égard des tentations téléologiques qui guettent les historiens, évoque un « faible attachement à la République ». Cette interprétation, juste et prudente, a une forte valeur explicative. Sous l’effet de la polarisation politique et idéologique des années 1933-1937, la revue Notre Temps se réduit comme peau de chagrin, et, à quelques exceptions près (Bertrand de Jouvenel), les amis de Luchaire partent, de Pierre Brossolette en 1934 à Robert Lange en 1935. Défiance intellectuelle à l’égard des partis, distance morale vis-à-vis du républicanisme : on comprend, selon la thèse de J.-R. Maillot, que Luchaire et Notre Temps trouvent une audience dans les moments de reclassement politique et de basculement gouvernemental, en 1929-1932 comme en 1937-1939.
80Pourtant, à la différence de son ami Bertrand de Jouvenel, Luchaire n’est ni un doctrinaire, ni un idéologue, mais un patron de presse. Le pacifisme et la germanophilie dont il se réclame sont décortiqués, avec minutie, par J.-R. Maillot. Derrière la référence affichée au pèlerin de la paix Aristide Briand, devenue, au fil des ans, « un slogan facile d’utilisation » (p. 424), se trouve un appui au gouvernement allemand. Ces prises de position ne peuvent se comprendre, selon J.-R. Maillot, qu’en fonction d’une réalité plus ordinaire et plus sordide aussi : la recherche d’argent. L’un des très bons passages de ce livre éclaire la brouille entre Émile Roche, proche de Caillaux, et Luchaire en 1928 : les divergences d’idées sont peu de chose, au regard des tensions suscitées par les pratiques financières cavalières de Luchaire. J.-R. Maillot insiste sur l’importance des fonds secrets ministériels dans la survie de la revue, mais aussi dans ses orientations apparentes à l’égard des gouvernants français du jour : Luchaire est fidèle à ses bailleurs de fond.
81Reste la question, connue, des fonds venant de pays voisins, le ministère des Affaires étrangères allemand en tête. Le soutien systématique apporté au gouvernement allemand par Luchaire dans sa revue est pointé du doigt par les contemporains dès le début des années trente : Luchaire passe pour l’homme de la Wilhelmstrasse, et Brossolette le soupçonne d’ailleurs de recevoir de l’argent d’Otto Abetz, qui travaille à plein temps pour Ribbentrop à partir de 1934. Sans doute faute de sources documentaires, J.-R. Maillot reste très prudent sur ce point, tout en formulant l’hypothèse que Luchaire aurait été initié à ces pratiques de levées de fonds occultes auprès de gouvernements étrangers par Albert Dubarry, patron de La Volonté, ce « journal pourri » selon le mot de l’historien Ladislas Mysyrowicz [14].
82Les perspectives scientifiques choisies par J.-R. Maillot, une histoire intellectuelle du politique, expliquent que, confronté à la question récurrente de la provenance de l’argent, et de ses effets journalistiques, le lecteur reste un peu sur sa faim. Les recherches récentes, notamment l’étude de Dominique Pinsolle sur le quotidien Le Matin [15], ont permis de mieux appréhender ce que l’opinion publique, puis l’historiographie, ont longtemps désigné avec une expression polémique et générique : « l’abominable vénalité de la presse française ». De ce point de vue, le livre critique et informé de J.-R. Maillot suggère que le caractère original ou spécifique de Luchaire tient moins à ses pratiques – vénalité et réseaux d’amitiés personnelles -, ou à sa « flagornerie » qu’à sa capacité médiatique aux coups d’éclat, en faveur d’idéaux dont la germanophilie inconditionnelle et le soutien au gouvernement allemand auront été les plus durables.
83Jean-René Maillot, Jean Luchaire et la revue Notre Temps (1927-1940), Berne, Peter Lang, « Confluences », 2013, 503 p.
84Frédéric Monier
Raymond De Becker, un fasciste chrétien ?
85« Je l’ai bien connu avant la guerre : c’était incontestablement un garçon intelligent et fort dynamique qui avait pris, très jeune, d’assez lourdes responsabilités. Je crois pouvoir vous dire qu’il n’était pas complètement mûr au moment où la guerre a éclaté et que ses enthousiasmes ont pu le conduire dans la mauvaise voie qu’il a suivie. » Ce genre de phrase s’est retrouvé, au cours de la décennie qui suivit la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans bien des courriers adressés aux instances supérieures des ministères de la Justice, afin qu’elles usent de leurs pouvoirs de grâce pour atténuer ce qui était perçu par leur expéditeur comme une sévérité excessive envers un tiers. Celle-ci ne fait pas exception, mais est spécialement intéressante compte tenu des personnalités qu’elle mobilise. La scène se passe en Belgique, le 12 octobre 1950, le destinataire est bien le ministre de la Justice, et l’expéditeur n’est pas n’importe qui : rien moins que le leader socialiste Paul-Henri Spaak, l’une des principales personnalités politiques du Royaume. Quant au « garçon intelligent et fort dynamique » dont l’ancien Premier ministre espère qu’il sera possible d’alléger le châtiment il s’agit, on l’aura deviné, de Raymond De Becker (1912-1969).
86Issu de journées d’études organisées en 2012 par les Facultés universitaires Saint Louis, le présent ouvrage vient, et fort bien, combler une lacune en s’attachant à suivre, autour de la rupture évidente constituée par la Seconde Guerre mondiale – quand on ne sait qu’une chose de De Becker, c’est qu’il a dirigé sous l’Occupation allemande ce que l’historiographie belge désigne classiquement comme « Le Soir volé » –, le parcours peu banal d’un intellectuel autodidacte qui fut très tôt un homme d’influence.
87Qu’on en juge : co-fondateur, à peine âgé de dix-huit ans, de la Jeunesse indépendante catholique belge, on le retrouve quelques années plus tard à la manœuvre pour fonder des groupes tels que L’Esprit nouveau ou les Équipes universitaires, deux de ces think tank avant la lettre dont Olivier Dard, un des co-directeurs de l’ouvrage, est l’un des plus pertinents historiographes. C’est alors, fin 1932, le moment d’une crise spirituelle qui le voit embrasser avec ferveur un catholicisme mystique, avant son retour fin 1933 en Belgique où son activité militante, autour notamment de l’« importation » d’Esprit en Belgique. Il fréquente alors tout ce qui compte en France comme en Belgique : Mounier bien sûr mais aussi Berdiaev, Gide et, parmi les jeunes générations belges, Paul-Henri Spaak, déjà cité, Henry Bauchau ou Georges Rémi, mieux connu sous le pseudonyme d’Hergé. Sur tous ces liens, l’ouvrage nous offre de précieuses analyses, documentées et inspirées.
88Les inclinations « européennes » et « neutralistes » de De Becker, en un temps où ces adjectifs étaient lourdement chargés politiquement, font antichambre à ses choix d’après mai 1940. Sans être membre du parti rexiste, il devient l’un des symboles de la collaboration en devenant directeur éditorial des Éditions de la Toison d’Or et, on l’a dit, rédacteur en chef du « Soir volé ». Malgré sa rupture tardive (septembre 1943) avec les dérives de la collaboration, qui lui vaut d’être placé par les Allemands en résidence surveillée, il est condamné à mort le 24 juillet 1946, notamment pour avoir pris fait et cause, au printemps 1942, en faveur de la mise en place du Service du Travail Obligatoire. Sa peine est commuée avant que, sur l’intervention de Spaak comme on l’a vu, il ne soit finalement libéré en février 1951. Pour autant, tombant sous le coup de l’équivalent belge de l’indignité nationale, il ne peut rester en Belgique, de sorte qu’on le verra passer le dernier tiers de sa vie en Suisse et en France, vivotant d’activités de plume qui nous sont ici rapportés dans de fort instructives contributions sur ses relations avec Carl-Gustav Jung ou sur son implication dans la revue Planète que venait de créer Louis Pauwels, rencontré via Raymond Abellio.
89Ce ne sont là que quelques-uns des apports de ce beau colloque, parfaitement édité, dont on ne saurait trop conseiller la lecture à quiconque s’intéresse à cette implacable page d’histoire que constitue, dans le déroulement du vingtième siècle européen, les années 1930 à 1950.
90Olivier Dard, Étienne Deschamps, Geneviève Duchenne (dir.), Raymond De Becker (1912-1969), Itinéraire et facettes d’un intellectuel réprouvé, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2013. 409 p.
91Marc Olivier Baruch
Ces femmes aux origines des sciences sociales
92Cet ouvrage, issu d’une thèse de sociologie en cotutelle de l’EHESS et de l’Université de Laval, soutenue en 2009, est tout à fait important. On y comprend que les femmes ont contribué à la genèse des sciences sociales en France, entre la fin du xixe siècle et la fin des années 1930, mais sans jamais obtenir une visibilité ou une reconnaissance aussi légitime que celle des hommes. En montrant que les sciences sociales sont nées dans différents espaces – et pas uniquement dans les universités –, Hélène Charron met au jour de nombreuses figures de femmes inconnues. Alors qu’on dispose d’éléments biographiques sur de « grandes intellectuelles », aucun travail ne permettait de montrer à une telle échelle le rôle de toutes ces « femmes de l’ombre », important mais cantonné à une place particulière que l’ouvrage tente de définir.
93La recherche a consisté à analyser la place des femmes dans les revues de sociologie et d’anthropologie mais aussi dans les revues « leplaysiennes ». Cette enquête s’appuie essentiellement sur un corpus de textes publiés, avec une prise en compte intéressante de différents registres de textes : articles publiés par des femmes mais aussi comptes rendus d’ouvrages écrits par des femmes ou prise en compte des interventions des femmes lors des congrès lorsque celles-ci sont publiées. L’analyse s’appuie sur une réappropriation du travail de Pierre Bourdieu, en croisant la théorie des champs, celle de la légitimité scientifique et celle de la domination masculine.
94Non seulement l’ouvrage montre que les femmes étaient présentes – un index nous aurait d’ailleurs aidés à mieux naviguer parmi toutes les personnalités citées –, mais il montre surtout dans quel cadre normatif elles ont dû opérer, que ce soit dans les milieux réformateurs ou dans les universités. L’ouvrage montre à cet égard une vraie proximité entre les conceptions de genre dans les milieux catholiques et leplaysiens et les milieux universitaires républicains. Hélène Charron insiste sur le « cadre discursif et normatif » qui limite les discours et les actions des acteurs et actrices. On voit ici – et c’est un véritable apport – que les femmes autant que les hommes construisent et réaffirment ce cadre. Ce qui intéresse l’auteure, c’est précisément la mise en place de ce cadre normatif et la difficulté des hommes et des femmes à avoir des prises de position le mettant en cause ou le faisant évoluer. Ainsi Hélène Charron est-elle par exemple « impressionnée » par l’assurance que prend Jeanne de Maguerie dans les groupes de sciences sociales et par l’autonomie de pensée qu’elle a, exprimant « sous une forme non genrée » des positions féministes. Les femmes qui adoptent des discours ou des pratiques ne remettant pas en cause la « définition normative de la féminité » l’intéressent moins.
95Pourtant Hélène Charron montre que les femmes sont plus présentes dans les milieux réformateurs et catholiques que dans la sociologie universitaire naissante, que ce soit au début du siècle ou dans l’entre-deux-guerres. Elle insiste ainsi sur les femmes qui interviennent au Musée social ou dans les espaces leplaysiens. On retrouve ici l’idée, déjà bien connue dans l’historiographie, qu’un certain nombre de femmes, sans remettre en cause les normes de genre, contribuent à l’entrée des femmes dans la sphère publique. Mais être présente ne signifie pas remettre en cause la place à laquelle les femmes sont assignées, dans les espaces privés ou publics. L’ouvrage décrit ainsi les registres dans lesquels les femmes peuvent légitimement intervenir au sein du monde réformateur : en faisant des enquêtes empiriques, en parlant d’objets considérés comme féminins, en proposant des écrits proches de la fiction.
96Du côté des Durkheimiens, les femmes sont moins présentes. Mentionnons à cet égard certains morceaux de bravoure, notamment quand Hélène Charron déconstruit le discours d’Émile Durkheim face aux femmes avec qui il débat. Son « pouvoir discursif » et sa « capacité à utiliser les registres lexicaux les plus prestigieux du champ intellectuel », pour ne pas dire sa mauvaise foi, sont mis en évidence.
97La qualité indéniable de l’ouvrage n’exclut pas, bien entendu, certaines interrogations. Pourquoi avoir choisi de se concentrer exclusivement sur des sources imprimées – mis à part les dossiers biographiques de la Bibliothèque Marguerite Durand ? Cela n’induit-il pas à surestimer les discours et leur violence symbolique, à sous-estimer les activités des femmes en dehors des revues et leur capacité éventuelle à jouer avec les normes ? Est-ce que les correspondances [16] ou d’autres traces de leur activité – par exemple les enquêtes elles-mêmes – ne seraient pas utiles pour nuancer certaines conclusions ? Par ailleurs, on peut s’interroger sur le choix lui-même du corpus : n’induit-il pas certains des résultats ? Etait-il finalement judicieux d’exclure a priori « toutes les productions journalistiques sur le social, les enquêtes produites par les groupes politiques ou des groupes d’intérêt sur ce qu’ils perçoivent comme des problèmes sociaux » (p. 33, note 73) ? N’est-ce pas finalement dans un espace mal délimité, au carrefour du journalisme, de la littérature, du militantisme et de l’action sociale – comme le montre par exemple Judith Lyon-Caen pour le xixe siècle [17] – que se trouvent les contributions les plus significatives des femmes ? D’ailleurs, la mise en évidence de certains textes qui n’appartiennent pas a priori au corpus sont dans l’ouvrage très intéressants : on pense par exemple à la série de textes écrits par Madeleine Pelletier dans la Revue socialiste [18].
98Une telle recherche sur la place des femmes dans la genèse des sciences vaut indéniablement la peine d’être lue par tous les chercheurs en sciences sociales (hommes et femmes). Les recherches sur le grand sujet construit par l’ouvrage méritent par ailleurs d’être poursuivies. On doit dans l’avenir mieux évaluer, pour la France, le rôle des associations catholiques qui font la promotion des enquêtes de toutes sortes, y compris dans les organismes nationaux et internationaux. On doit aussi mieux comprendre les éventuelles spécificités nationales et l’apport des circulations transnationales des méthodes d’enquêtes (et des normes de genre) – par le biais notamment des fondations américaines à partir de la Première Guerre mondiale et dans l’entre-deux-guerres. On doit enfin réfléchir collectivement aux rapports entre les normes de genre et la capacité des acteurs et des actrices à se les réapproprier, jouer avec et les faire évoluer. L’ampleur des questions soulevées montre la réussite de l’ouvrage, novateur et stimulant.
99Hélène Charron, Les formes de l’illégitimité intellectuelle. Les femmes dans les sciences sociales françaises 1890-1940, Paris, CNRS Éditions, Collection « Culture & Société », 2013, 455 p. (préface de Rose-Marie Lagrave).
100Marie-Emmanuelle Chessel
Durkheim à Bordeaux
101Sous la direction de Mathieu Béra, historien de la sociologie, paraît un dossier très précis et richement illustré sur les quinze années passées de 1887 à 1902 par Durkheim à Bordeaux. Localisation et aménagement des habitations, facultés, bibliothèques, repérages des collègues et étudiants : l’enquête est poussée autant que possible. Elle nous permet d’approcher l’habitus d’un universitaire ami de Jaurès depuis leur préparation commune à l’ENS (Durkheim intègre l’année suivante celle de Jaurès mais il a connu auparavant deux échecs). Leur sympathie est renforcée par une proximité civique et intellectuelle qui n’exclut pas de fortes différences. Emmanuel Naquet fait le point sur le militantisme de Durkheim au sein de la section bordelaise de la Ligue des droits de l’homme.
102Mathieu Béra (dir.), Émile Durkheim à Bordeaux (1887-1902), Bordeaux, Confluences, 2014, 136 p.
103Gilles Candar
Retour des frères Tharaud
104Jean et Jérôme Tharaud sont bien oubliés de nos jours. Sans être absolument unique, leur cas de gémellité littéraire n’en est pas moins remarquable tant leur part respective dans l’élaboration de leur œuvre commune (conception et écriture) reste indiscernable. Ils ont compté parmi les auteurs les plus en vue dans le premier xxe siècle recueillant un maximum de notoriété dans l’entre-deux-guerres. L’abondance de leur production qui alterne entre contes, nouvelles, romans (avec une prédilection pour les veines régionaliste et exotique), une intense activité de reportage, la multiplicité de leurs collaborations dans les revues et journaux, le nombre fort élevé de leurs tirages, les honneurs dont ils furent l’objet (du prix Goncourt à la Légion d’honneur en passant par le grand prix de la littérature décerné par l’Académie française dont ils furent membres), attestent la place de choix qu’ils ont tenue dans la société littéraire de leur temps.
105Les Tharaud inaugurèrent leur carrière sous l’égide de Péguy, connu au collège Sainte-Barbe, qui a trouvé leur nom de plume et qui éditera leurs premiers écrits. Sous son influence, Jérôme s’enrôlera dans le dreyfusisme. Les deux frères évolueront au début dans la mouvance socialiste et participeront de près à la naissance des Cahiers de la quinzaine. Ils ne tardent pas à s’orienter vers des rivages nouveaux. Ils commencent un nomadisme, à travers l’Europe essentiellement, qui ne cessera plus alors que Péguy répugnera toujours à franchir les frontières. En devenant le secrétaire de Maurice Barrès à l’automne 1903, Jérôme, suivi par Jean qui le supplée parfois dans cette tâche, aborde une évolution vers la droite conservatrice et nationaliste qui l’éloignera de plus en plus de ses positions initiales. À la veille de la Grande Guerre, sans être à proprement parler des écrivains engagés, ils ont déjà fixé les grandes lignes de leur pensée. Ils donnent dans l’antisémitisme qu’ils assimilent à la révolution, ils dénoncent les concurrences de l’Angleterre et de l’Allemagne en matière internationale, ils s’affirment des partisans résolus de l’expansion coloniale tout en affichant dans ce domaine une arabophilie modérée et un paternalisme condescendant. Ils ont alors bien répudié leurs sympathies dreyfusistes et leurs velléités socialistes. Devenus auteurs à succès au cours des années 20, ils s’emploient à se dédouaner d’anciennes amitiés devenues encombrantes. Dans Notre cher Péguy, ils affectent de ne pas prendre au sérieux les premiers engagements de l’auteur de Notre jeunesse en s’attachant aux côtés anecdotiques du personnage.
106Ce positionnement droitier est confirmé par les opinions émises sur les grands événements internationaux de l’entre-deux-guerres comme il apparaît entre autres dans les reportages effectués à l’occasion des guerres d’Éthiopie et d’Espagne. Les préjugés antisémites s’affirment plus que jamais dans Quand Israël est roi. Quant aux faiblesses françaises, elles sont globalement attribuées aux institutions de la Troisième République. Les Tharaud sont alors proches de Maurras bien qu’ils n’adhèrent pas à l’Action française. À l’image de ce dernier, ils se gardent pourtant de manifester de la sympathie pour le nazisme. Cette ligne sera maintenue sous l’Occupation. Une germanophobie constante les préservera toujours de souscrire à la thématique vichyssoise, ils manifesteront même au sein de l’Académie française de discrètes marques de résistance. Cette réserve leur vaudra les attaques de la presse collaborationniste. À la Libération, ils feront partie un moment du Comité national des écrivains. Mais leur période faste est terminée. Soucis financiers, ennuis de santé, désaffection du public qui n’a pas oublié leurs engagements passés et surtout leur antisémitisme (qu’ils n’ont d’ailleurs jamais explicitement renié) s’ajoutent à un conflit privé qui met fin à leur longue collaboration. Au demeurant, ils sont décalés par le classicisme de leur manière et leur éloignement des problématiques littéraires nouvelles telles qu’elles s’opèrent par exemple autour d’un Jean-Paul Sartre.
107Il n’est pas sûr que cette excellente biographie suffise à redonner aux Tharaud leur lustre passé. Mais au-delà de leur cas personnel, le public cultivé contemporain tirera beaucoup d’enseignements de cette enquête dont les éléments, souvent précisément chiffrés, sont puisés aux archives consultées dans nombre de fonds privés et publics. Toute une époque revit à travers ces pages d’autant qu’y figure l’étude d’œuvres et d’une foule d’articles que l’auteur s’est donné la patience de recenser minutieusement.
108Michel Leymarie, La preuve par deux. Jérôme et Jean Tharaud, Paris, CNRS éditions, 2014, 399 p.
109Géraldi Leroy
En revisitant Paul Marion, l’histoire des gauches et le « fascisme français »
110Les débats sur la question du « fascisme français » peuvent produire autre chose que la controverse, toujours en cours et passablement stérile, sur la question d’une supposée immunité française ou sur la recherche de critères permettant de qualifier, ou non, une figure ou un groupement de « fasciste ». Le livre du jeune historien Steven Forti, issu d’une thèse en cotutelle (université de Bologne et université autonome de Barcelone) montre que la question peut être revisitée en menant des recherches de première main et en abordant la question sous un angle délibérément comparatiste. Marqué par la lecture des travaux de Philippe Burrin sur la « dérive fasciste » de dirigeants des gauches françaises des années trente [19], Forti s’est attaché à poser ce problème en s’attachant à trois cas emblématiques tirés de trois pays différents : l’italien Nicola Bombacci, passé du socialisme maximaliste au fascisme et fusillé aux côtés de Mussolini, l’espagnol Óscar Pérez Sollis, issu du socialisme démocratique et ayant rejoint la Phalange après avoir transité par le communisme et le catholicisme social, et enfin le français Paul Marion (1899-1954) passé du communisme au fascisme et qui, sur les ondes de Radio Vichy à l’été 1944, se réclamait (les lecteurs des Cahiers en seront évidemment surpris) de l’héritage de Jaurès en comparant les assassins de Philippe Henriot à ceux de ce dernier. Le choix de Marion n’a nullement été fortuit pour Steven Forti qui a noté que Philippe Burrin lui-même donnait une grande importante à cette figure, même si elle ne pouvait remplacer Doriot dans sa trilogie.
111Le déficit de connaissances sur Marion est aujourd’hui comblé par les 140 pages que l’historien italien consacre au « voyage au bout de la nuit » d’un homme dont cette étude permet de prendre la mesure de continuités malgré ses ruptures politiques évidentes. Pour mener à bien son travail, Forti s’est donné les moyens nécessaires. Il fait montre d’abord d’une très bonne connaissance de l’histoire de la France de l’entre-deux-guerres qui lui évite les schématismes faciles et les approximations. Mais il a surtout mobilisé des sources qui jusqu’alors n’avaient jamais été versées au dossier. On mentionnera en particulier les archives du parti communiste qui donnent à voir Marion en situation à l’occasion des nombreuses réunions du bureau politique de la SFIC auxquelles il participe, en particulier à l’occasion des débats sur le front unique ou sur la propagande du parti, à partir de décembre 1925. Mais Forti a également lu la prose de Marion qui fut un journaliste et un essayiste prolixe tout comme un gros lecteur. Ce dernier point (comme beaucoup d’autres) nous est connu par les archives de la Haute Cour de Justice et surtout une correspondance longue et très instructive avec l’ami d’une vie, Angelo Tasca, dont la lecture de la déposition écrite au procès tenu en décembre 1948 a permis à Marion de se voir condamné à une peine de 10 ans.
112À lire le travail de Forti, trois éléments ressortent de l’itinéraire de Marion. Le premier concerne sa périodisation et la précision de son cheminement. Ouvert par un engagement au parti communiste qui s’achève par sa démission à l’été 1929, il s’ouvre ensuite sur un passage dans l’ensemble du versant « réaliste » des relèves des années 1930 dans leurs versions radicale et socialiste. Marion écrit aussi bien à Notre Temps qu’à la Vie socialiste, au Quotidien ou à L’Homme nouveau ; il milite chez les « néos », au Comité du Plan et à l’Union socialiste républicaine ; il participe enfin à la mise sur pied du Plan du 9 juillet 1934 et à l’entreprise de Travail et Nation où il croise des jeunes gens venus des droites nationalistes. C’est dans ce sillage que dès le « rendez-vous de Saint-Denis », il rejoint le parti populaire français de Jacques Doriot dont il est un des cadres dirigeants jusqu’en janvier 1939. Mobilisé à l’heure de la guerre, combattant puis fait prisonnier, Marion est libéré en janvier 1941. S’ouvre alors une carrière ministérielle à l’Information dans le cadre du gouvernement Darlan. Puis, ministre sans portefeuille après novembre 1942, Marion reste dans les arcanes des services de l’Information à Vichy jusqu’à l’été 1944 avant de prendre le chemin de Sigmaringen puis de se rendre aux troupes françaises basées en Autriche en juillet 1945.
113Cet itinéraire foisonnant et chaotique l’est beaucoup moins qu’il y paraît. D’abord parce que, à raison, Forti pose la question de son originalité pour la relativiser, non seulement à l’échelle française mais aussi européenne. Ainsi, la question des transfuges de gauche vers le fascisme traverse l’histoire des relèves en Europe non seulement dans la partie occidentale, la mieux connue (Belgique), mais aussi dans l’aire méditerranéenne. Ensuite, parce que Forti met en lumière des éléments de continuité dans l’itinéraire de Marion. Les premiers sont idéologiques. De son engagement communiste à son adhésion au fascisme, Marion fait preuve du souci, constant, de trouver des réponses à la question du dépassement du libéralisme et du capitalisme pour, selon ses termes, remplacer la « civilisation bourgeoise » par la « civilisation populaire ». Mais Forti, remettant en perspective les activités de Marion, des écoles de cadres communistes à son activité à Vichy, montre que Marion a été, par-delà ses écrits, un véritable professionnel de la propagande et non pas seulement un journaliste ou un essayiste. Outre son engagement et sa connaissance des milieux où s’est élaboré un « fascisme français », c’est cette compétence qui lui permet de se maintenir discrètement aux affaires quand il est mis à l’écart des sphères décisionnelles par Pétain pour des raisons idéologiques (Marion a milité pour que Vichy s’engage clairement en 1941-1942 dans une voie fasciste en préconisant un parti et une jeunesse unique). Même s’il est dans l’ombre, Marion reste présent dans les rouages de la propagande de l’État français et fait son retour public, à la radio, en 1944. Un dernier élément ressort du travail de Forti et concerne l’accent mis sur l’étude du langage de Marion pour caractériser son fascisme et son philo-nazisme (il fut président du comité des amis de la waffen SS française). On y trouve des éléments connus sur l’importance de la création d’une nouvelle « chevalerie » ou l’idée de « redressement » du pays. Mais, à suivre Forti, la lecture de l’ensemble de la prose de Marion, y compris de ses écrits de prison où, nourri de Sartre et d’Heidegger, il prépare un livre sur l’existentialisme, montre un homme profondément pénétré de l’importance du concept de religion politique pour caractériser le communisme mais aussi le fascisme qu’il a voulu lui opposer comme antidote.
114Steven Forti, El peso de la nación. Nicolas Bombacci, Paul Marion y Óscar Pérez Sollis en la Europa de entreguerras, préface de Père Ysàs Solanes, Universidade de Santiago de Compostela, 2014, 651 p.
115Olivier Dard
Aron et l’Europe
116L’étude de Joël Mouric, issue d’une thèse soutenue sous le titre Raymond Aron et l’Europe 1926-1983. La République des Lettres et le mythe politique à l’Université de Bretagne occidentale, propose une réflexion sur un thème rarement étudié lorsqu’on aborde l’œuvre aronienne : l’intérêt que celui-ci portait à l’Europe. Certes, les études de Stephen Launay (1995) et de Robert Frank et celles plus récentes de Christian Malis sur Raymond Aron et le débat stratégique français et de Matthias Oppermann sur les rapports d’Aron et l’Allemagne parue en 2008 annonçaient déjà l’importance de ce thème. C’est dans une perspective résolument historique que J. Mouric aborde ici le sujet. Il distingue trois périodes. La première (1926-1943) est marquée par l’expérience allemande d’Aron et la montée à la guerre. Les années 1943-1955 sont celles d’un engagement européen correspondant avec la mise en place des institutions européennes. La dernière période, de loin la plus étendue chronologiquement puisqu’elle couvre les années 1960 jusqu’à la mort du philosophe s’intéresse à travers les critiques développées par Aron aux difficultés que rencontre plus que jamais l’Europe.
117Les années d’avant-guerre sont dominées par l’adhésion d’Aron au pacifisme d’Alain qui le conduit à militer en faveur de la réconciliation franco-allemande. Ses premiers articles sont marqués par une critique de la politique de rapprochement mise en œuvre par le gouvernement français qu’il juge à la fois timide et masquant la volonté de maintenir l’esprit du traité de Versailles. Son séjour en Allemagne lui révèle les asymétries politiques. Le travail de la thèse le convainc que c’est au philosophe à faire tomber les masques. L’Europe cesse dès lors de désigner pour lui l’horizon d’une humanité réconciliée tandis que l’étude de son histoire au xxe siècle s’impose pour saisir les soubresauts de l’histoire et la confrontation entre les objectifs politiques des acteurs et leur mise en œuvre. À partir des années de guerre, la figure de l’Europe se diffracte entre théorie de l’histoire dans laquelle l’exemple européen intervient dans le cours des réflexions sur la guerre dans les sociétés industrielles et la théorie des relations internationales qui ne vont cesser de préoccuper Aron jusqu’à la fin de sa vie. C’est de 1943 que date selon J. Mouric l’émergence d’une vision personnelle de l’Europe.
118La seconde période voit l’émergence d’un Aron atlantiste, partisan de l’unité de l’Allemagne, adversaire résolu de la neutralité de l’Europe tout en restant critique de la construction européenne dont il dénonce l’illusion suprême consistant à penser que les avancées d’une administration peuvent suppléer la volonté politique. Revenant sur des thèmes déjà évoqués, Aron montre comment l’histoire du xxe siècle européen permet de conclure de s’insurger contre la fatalité de la guerre totale. C’est à l’échec de la CED que J. Mouric attribue le retour d’Aron à l’Université et au sentiment qu’une certaine idée de l’action politique disparaît à la suite du mythe européen. 1955 marque également la rencontre avec Clausewitz, la question de l’Europe s’articulant dès lors avec celle de la puissance, conçue en termes aussi bien stratégiques que philosophiques. Ainsi à la fin de sa vie c’est le livre sur Clausewitz publié par Aron en 1976 plus encore que son Plaidoyer pour une Europe décadente écrit un an plus tard que J. Mouric considère comme le grand livre d’Aron sur l’Europe. Les années 1955-1983 voient enfin Aron approfondir les figures de l’histoire ou de la liberté qui participent à la singularité de la civilisation européenne.
119Loin de constituer un détour dans l’œuvre d’Aron, on sort convaincu de la lecture de cet ouvrage. La figure européenne fait ressortir les lignes de force d’une pensée qui ne cessa de confronter philosophie et politique. J. Mouric revient sur certains aspects relativement peu explorés, donnant accès à des textes moins fréquentés comme ce France and Europe dans lequel Aron défendait la politique européenne de la France en avril 1949 auprès des élites américaines. Il nous paraît de reparcourir les articles de la France Libre, éclairant le contexte philosophique dans lequel prit naissance le dialogue avec les théoriciens américains de la guerre froide à l’image de la critique qu’Aron développe du recours chez James Burnham à la notion de « grand espace » avant de se faire en France l’introducteur de son ouvrage L’Ère des organisateurs ou l’influence que la pensée de Burke eut sur Aron et dans laquelle l’auteur voit une des clés pour comprendre sa pensée européenne (p. 234). La réflexion sur l’Europe souligne la présence insistance de certains thèmes dans l’œuvre aronienne comme celui du machiavélisme mais aussi la discussion du nazisme. J. Mouric propose enfin une interprétation inédite du tournant de l’année 1955 dans la carrière d’Aron, autour de l’échec de la CED et de la découverte de Clausewitz. L’analyse de la guerre et de ses conséquences sur le sol européen sont alors l’occasion pour Aron de mettre en place la grille d’analyse qu’il applique après le conflit à la situation internationale. J. Mouric remet enfin également les pendules à l’heure notamment concernant la participation d’Aron au Congrès pour la liberté de la culture, accusé d’avoir été un agent de la CIA. C’est donc une étude à la fois très complète et riche que propose J. Mouric qui, sans jamais perdre le fil de la complexité des analyses d’Aron, propose une nouvelle dimension de sa réflexion sur le temps présent.
120Joël Mouric, Raymond Aron et l’Europe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, 365 p.
121Perrine Simon–Nahum
Notes
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[1]
Richard Hoggart, La culture du pauvre : étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre (présenté et traduit en français par Jean-Claude Passeron), Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1970 (initialement paru en anglais en 1957 sous le titre The Uses of Literacy).
-
[2]
L’ouvrage était paru en anglais en 1988 sous le titre A Local Habitation : Life and Times 1918-1940.
-
[3]
R. Hoggart, A Measured Life : the times and places of an orphaned intellectual, New Brunswick / Londres, Transaction publishers, 1994 (l’ouvrage rassemble les trois livres autobiographiques respectivement intitulés, A Local Habitation ; A Sort of Clowning ; An Imagined Life).
-
[4]
Sur la réception de Richard Hoggart en France, J.-C. Passeron (dir.), Richard Hoggart en France, Paris, BPI, 1999.
-
[5]
Pour ne citer que deux exemples parmi les plus récents : Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009 ; Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Seuil, 2014.
-
[6]
J.-C. Passeron, « Portrait de Richard Hoggart en sociologue », Enquête, 8, 1993, pp. 79-111.
-
[7]
Voir par exemple D. Eribon, La société comme verdict : classes, identités et trajectoires, Paris, Fayard, 2013, pp. 214-245.
-
[8]
Jacques Droz (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international. Allemagne, Paris, Les Éditions ouvrières, 1990 ; Internationalen Marx–Engels Stiftung, Marx-Engels Gesamtausgabe, Berlin, Akademie-Verlag, 1975-.
-
[9]
Lucien Febvre, Pour une histoire à part entière. Paris, SEVPEN, 1962, cité par l’auteur page 21.
-
[10]
Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années trente. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, 1969, rééd. « Points », 2001, p. 200, passim.
-
[11]
Claude Lévy, Les Nouveaux Temps et l’idéologie de la collaboration, Paris, presses de la FNSP, 1974.
-
[12]
Cédric Meletta, Jean Luchaire, l’enfant perdu des années sombres, Paris, Perrin, 2013 ; Alain Chatriot, « Une biographie d’une curieuse figure de la presse et de la politique française », Cahiers Jaurès, 210, 2013, pp. 143-144.
-
[13]
Olivier Dard, Le rendez-vous manqué des relèves des années trente, Paris, PUF, 2002.
-
[14]
Ladislas Mysyrowicz, Anatomie d’une défaite, Lausanne, L’Age d’Homme, 1973, p. 230.
-
[15]
Dominique Pinsolle, Le Matin. Une presse d’argent et de chantage (1884-1944), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
-
[16]
Cf. par exemple Roger Chartier (dir.), La correspondance. Les usages de la lettre au xixe siècle, Paris, Fayard, 1991 ; http://correspondancefamiliale.ehess.fr
-
[17]
Judith Lyon–Caen, La lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006.
-
[18]
Claude Maignier, Charles Sowerwine, Madeleine Pelletier : une féministe dans l’arène politique, Paris, Éditions de l’Atelier, 1992. Voir une relecture récente de la Revue socialiste in Michel Dreyfus, L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, Paris, La Découverte, 2009 (recensé dans les Cahiers Jaurès, octobre-décembre 198, 2010, pp. 119-122).
-
[19]
Philippe Burrin, La dérive fasciste : Doriot, Déat, Bergery, Paris, Le Seuil, 1986.
Plan
- Toutes dernières questions aux intellectuels
- Lire Richard Hoggart
- Vies parallèles de Charles Péguy
- Art et politique dans la philosophie de la vie de Bergson
- L’histoire d’un mot, ou la naissance d’un monde
- La conspiration pour l’égalité
- Heine/Marx
- Un portrait original d’Elisée Reclus
- Charles Maurras (1868-1952) un magistère intellectuel
- Jean Luchaire journaliste : coups d’éclat intellectuels et vénalité dans l’entre-deux-guerres
- Raymond De Becker, un fasciste chrétien ?
- Ces femmes aux origines des sciences sociales
- Durkheim à Bordeaux
- Retour des frères Tharaud
- En revisitant Paul Marion, l’histoire des gauches et le « fascisme français »
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Sur un sujet proche
- Mis en ligne sur Cairn.info le 14/01/2015
- https://doi.org/10.3917/cj.214.0129
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