Rapprocher notre travail de cet ouvrage
S’engager dans une pratique artistique peut se faire de multiple manières. Bacon a choisi de représenter le corps en peinture et c’est aussi le choix que je fais. Dans cette pratique, tenter de construire un langage nécessite une réflexion théorique solide et une pratique intensive. Le chemin n’est pas tracé, la réflexion est solitaire, la recherche chaotique. Dans les entretiens menés entre Sylvester et Bacon, on pénètre un univers de création et de réflexion unique. L’honnêteté dont fait preuve Bacon est exceptionnelle même si parfois on sent poindre une forme de dissimulation, comme par exemple quand il dit « J’ai soif de gens qui me dirait ce que je dois faire, qui me dirait où je me trompe ». Il paraît peu probable que l’artiste accepte un jugement supérieur au sien sur ses propres toiles. D’un côté parce qu’il a une vision de ce qu’il attend assez complexe et d’un autre parce qu’il est assez sévère sur la critique des peintres qui l’ont précédé. Il a une vraie foi en lui et j’ai le sentiment que cette foi est construite, non pas sur l’idée de ce qu’il est mais sur la recherche qu’il mène dans sa peinture.
Bacon se dit peu doué comme peintre, mais ça ne la pas empêché d’y consacrer sa vie. Ce livre nous montre différentes étapes du processus créatif, de la question des sources qui nourrissent son œuvre au regard qu’il porte sur son propre travail. Michel Leiris a traduit ces entretiens avec Michael Peppiatt. Il déclare dans l’introduction à la première édition française, que le peintre tient « moins à briller qu’à mettre en lumière, ne jette le voile sur aucun de ces procédés (…) s’explique en une analyse apte non seulement à faire mieux comprendre ses pourquoi et ses comment, mais à lui apporter, pour son usage [du lecteur], une vue exacte de ce qu’il fait et de qu’il est en mesure de faire.[83] ».
Peindre est accessible à chacun. Choisir d’exerce le métier d’artiste est bien plus complexe. Qu’est ce qui différencie la création d’un peintre d’un autre ? Selon quelle légitimé peut-on se positionner en tant qu’artiste ? Le dictionnaire Trésor définit un artiste comme « Celui qui est capable de transposer les éléments de la réalité dans le cadre privilégié de son art ». Pour avoir une définition plus récente, on peut reprendre celle proposée par Frédéric Brière[84] « Les artistes sont des personnes qui voient des choses que les autres ne voient pas dans le monde et l’époque qui les entoure et qu’ils traduisent sous un angle inédit grâce à un médium (…) : ils montrent la tragédie humaine, mais font aussi ressurgir le beau pour suggérer que l’humanité peut se dépasser. ». Si on rapproche ces principes du travail de Bacon cette définition peu convenir. En réalité la question de la légitimité se positionne sur la sensibilité et sur la capacité à le traduire. La sensibilité ne se décrète pas, elle existe par elle-même, la question ne se pose pas vraiment si l’on est ou pas sensible. Toute la clé de la création se situe dans cette capacité de traduction.
Le médium que j’ai choisi est la peinture. Dans ce livre on effleure la question de la qualité du dessin. Hors du monde de l’art, cette qualité est inestimable et chacun voudrait savoir dessiner, l’art ne devant se réduire qu’à cette forme de capacité, celle de savoir reproduire au moyen d’un crayon. L’art à cette particularité que son produit final est accessible à tous, et comme pour la sélection d’un joueur de football, chacun se croit capable de le critiquer. La critique entre pour une part essentielle dans la légitimité. Dans sa manière de s’exprimer Bacon agit régulièrement à deux niveaux, il se positionne et affirme la qualité de sa recherche et l’immense réflexion qu’il a construit au fil de son expérience – parfois cela peut passer pour de l’arrogance – puis il atténue tout de suite son propos avec une délicatesse et un respect de l’autre qui montre combien son rapport à l’humain est plein d’antagonisme. Sur la question de la critique de son travail il pense « que la critique destructrice, spécialement quand elle vient d’autres artistes, est celle qui aide le plus. Même si, quand vous l’analysez et y réfléchissez, vous sentez qu’elle est fausse, du moins vous l’analysez et y réfléchissez. Quand les gens vous font des éloges, eh bien, cela plaît beaucoup d’être loué, mais en fait ça ne vous aide pas. [85]» Il paraît donc essentiel de se fier à son propre jugement, et uniquement à celui-ci. La confrontation de notre propre travail auprès d’autres artistes étant la plus utile. On sent d’ailleurs que le critique David Sylvester compte pour l’artiste et que Bacon se fie à son jugement car il dit cette phrase déjà citée ; « Je crois que vous m’avez dit une fois qu’avec mes tableaux les gens ont toujours le sentiment de la condition mortelle.[86] » Sylvester est un critique d’art reconnu, ici il décortique le façon de travailler de Bacon jusqu’à disséquer le moindre de ses gestes[87]. Pourtant trouver un positionnement entre affirmation et humilité est complexe. La destruction ou non de son propre travail, lorsqu’il est terminé (quoiqu’on ne peut jamais dire qu’une œuvre est terminée en peinture) est un exemple parfait pour illustrer cette dualité qui peut surgir en permanence et Bacon ne semble l’esquiver qu’après une réelle reconnaissance et l’aide de sa galerie.
Bacon nous apprend qu’oser, c’est prendre une toile et essayer. Oser c’est se donner le droit de tout essayer, il prend de la poussière pour faire un costume de flanelle, il utilise des chiffons, et prend Rembrandt pour exemple lorsqu’il cite les différents outils qu’il utilise. Oser. Oser c’est « entreprendre (de faire, de dire quelque chose) avec audace [88]». Comment avoir de l’audace ? L’audace est « une qualité de l’âme, qui incite à accomplir des actions difficile, à prendre des risques pour réussir une entreprise considérée comme impossible ». La difficulté d’être audacieux ne semble pas exister pour Bacon. Est ce que la permission est une donnée qui existe pour Bacon ? Absolument pas. Est-ce que à 42 ans j’ai besoin qu’on me permette d’entreprendre ? Non. Est ce que je suis capable de prendre une toile, de sortir mes tubes de couleur et de peindre. Oui. Est ce que l’entreprise de peindre est considéré comme impossible ? Loin de là. Alors quel est ce blocage ? Où se situe la difficulté ?
Dans le processus créatif un thème est abordé souvent – le rythme. Bacon peint tous les matins